Lorsque j'étais encore à la fac, et re-lisais Tolkien pour les besoins de ma thèse, un étudiant m'a abordée avant un séminaire, pour me poser deux questions :
* Qu'est-ce que tu lis ? (l'air intrigué)
* Pourquoi tu mets des minijupes ? (l'air faussement outré)
Je me souviens avoir été un peu déstabilisée par sa question (à 20 ans, on a la répartie moins facile qu'à 30 ou 40) et de lui avoir parlé du Seigneur des Anneaux. Ledit étudiant est revenu deux semaines plus tard, très fier de lui, avec cette fois, non pas une question mais une affirmation:
* En fait, Tolkien, ce n'est pas de la littérature de gare. Il était philologue! (l'air soulagé)
Lorsque j'ai publié mes premiers livres- de la fantasy et du fantastique - d'aucuns - j'ai oublié leur nom, leur identité, je sais juste qu'ils étaient là, tout près - m'ont dit :
* Bon, et quand est-ce que tu nous écris un vrai roman ? (l'air goguenard et/ ou condescendant)
Lorsque j'ai publié mes premiers romans jeunesse, d'aucuns - j'ai oublié leur nom, leur
identité, je sais juste qu'ils étaient là, tout près - m'ont dit :
* Bon, et quand est-ce que tu nous écris un vrai roman ? (l'air goguenard et/ ou condescendant)
Un vrai copier- coller, non ?
Lorsque je suis en dédicace, il m'arrive d'avoir posés devant moi Le jour où je suis partie, Mon cheval mon espoir et ma trilogie de dark Fantasy, L'Archipel des Numinées. Il y a toujours quelqu'un pour vouloir absolument acheter Arachnae (le t1) pour desenfants/ petits-enfants de dix/douze ans parce que l'imaginaire, c'est pour les gosses, pas pour les "grands"... (l'air sincèrement choqué quand j'évoque le contenu des récits)
Lorsque j'effectue des rencontres scolaires, il m'arrive régulièrement d'être confrontée à des profs pour lesquels, à partir de la Seconde (générale, c'est pour cela que j'affectionne tout particulièrement les lycées Pro), on lit de "vrais" romans. Des romans "pour adultes" (l'air même pas gêné).
Lorsque je lis des chroniques de livres (les miens, ceux de mes collègues) sur les blogs, il arrive toujours un moment où je tombe sur des phrases comme "c'est profond/ bien écrit/ complexe/ intelligent/ violent / noir/ foisonnant, etc. - pour de la littérature jeunesse"(l'air de se justifier d'avoir aimé).
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Depuis quelques années (hum... plus que quelques années ), je m'intéresse de très près à la façon dont l'histoire a effacé les femmes de tous les domaines créatifs (et autres, d'ailleurs) - qu'il s'agisse des sciences, des lettres, des beaux-arts ou de la musique. Et, quand il était impossible de les faire disparaître, à la manière dont elles ont été dévalorisées. Les exemples sont multiples : Remedios Varo, artiste surréaliste, est devenue une "muse" et Rosa Bonheur une peintre "académique" (avec tout ce que cela sous-entend de mépris de la part de "vrais" artistes... qui eux, ne se conforment pas, etc.), Marceline Desborde-Valmore est reléguée au rang de "poétesse pour enfants" (comme la plupart de ses collègues), dont on connaît les histoires de fleurs et de printemps, pas les vers évoquant le massacre de Lyon ou la misère en prison, Quant aux compositrices... Il suffit de savoir que les classes de composition étaient interdites aux femmes jusqu'à la fin du 19ème pour se faire une petite idée du problème.
Ce qui est vrai dans les arts l'est dans TOUS les domaines. Y compris sportifs. Et, pour certains une simple présence féminine dévalorise les professions qui y sont liées (les femmes dans les orchestres , les femmes dans le domaine de l'équitation aux yeux de fâcheux"spécialistes") - comme cela a été le cas, d'ailleurs, avec le métier d'instit - uteur, donc lettré et respectable au début du 20ème siècle, - utrice dont gnangnan et payée à ne rien foutre une fois que le métier a été féminisé.
Ce qui est vrai dans les arts l'est dans TOUS les domaines. Y compris sportifs. Et, pour certains une simple présence féminine dévalorise les professions qui y sont liées (les femmes dans les orchestres , les femmes dans le domaine de l'équitation aux yeux de fâcheux"spécialistes") - comme cela a été le cas, d'ailleurs, avec le métier d'instit - uteur, donc lettré et respectable au début du 20ème siècle, - utrice dont gnangnan et payée à ne rien foutre une fois que le métier a été féminisé.
Ces trous de l'histoire de l'humanité, trous énormes, pourtant invisibles aux yeux de la majorité d'entre nous, ont été rendus possibles par une longue tradition patriarcale et sexiste, toujours d'actualité d'ailleurs (cf les articles de Florence Hinckel à propos de la littérature jeunesse sur son blog), dans laquelle le féminin était toujours soumis au masculin (vive l'écriture inclusive, du coup) et bien sûr, inférieur.
Or, le féminin, c'est : l'enfance, la rondeur, la maternité, les petites fleurs, l'intuition, l'émotivité, la passivité (un jour, je vous raconterai les conneries entendues - et avalées, hélas - en philo médiévale ), la naïveté, l'incapacité, une éternelle mineure, etc.
Je n'exagère pas. J'en oublie même. C'est aussi un objet.
Par rapport au masculin qui est : logique, génial, mûr, ferme, maître de soi, etc.
Je ne vais pas épiloguer, vous connaissez les poncifs, vous pouvez sinon vous renseigner - il y a suffisamment d'essais parus ces dernières années sur les genres et le sexisme. Bon, je peux quand même vous en citer quelques uns : Girls Will be girls, d'Emer O'Toole, Précieuses, pas ridicules de moi-même et le Guide Des métiers pour les petites filles qui ne veulent pas finir princesses, de Catherine Dufour.
Ce que je veux dire, c'est qu'en gros, l'histoire de notre société (et du sexisme) permet de comprendre les atavismes stupides dont sont victimes la littérature "jeunesse" et de l'imaginaire (en particulier la fantasy)
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De temps en temps, les médias publient des articles ou diffusent des émissions sur la littérature jeunesse. Généralement, pour expliquer à quel point c'est nul (ex ici ou là), niais, "guimauve", etc. Ce qu'il y a d'étonnant, avec ces articles, c'est qu'ils sont méprisants et ignorants à la fois. Et ce qui est navrant, c'est que nous, autrices et auteurs jeunesse, soyons encore obligés de monter au créneau pour défendre nos œuvres et les justifier.
Ce que je vais faire, d'ailleurs, là maintenant tout de suite en suggérant à messieurs Honoré et Barberant quelques lectures :
Détroit, de Fabien Fernandez .
Memory, de Christine Féret-Fleury.
Appuyez sur étoile, de Sabrina Bensalah.
CIEL, de Johan Heliot.
La Symphonie des abysses, de Carina Rozenfeld.
#Bleue, de Florence Hinckel.
Les Vigilantes, de Fabien Clavel.
Harry Potter, de JK Rowling (bah ouais...)
Et la liste est bien plus longue que ce que j'écris...
Je leur proposerai bien aussi quelques lectures d'albums pour les plus jeunes, sauf que je suis nulle en termes d'albums, je n'ai pas d'enfants, je n'y connais rien - enfin, Marlaguette et son loup mais ça fait un bail...
En revanche, je mets au défi ces messieurs - ah, oui, tiens, des hommes... - d'écrire un texte pour les tout-petits qui soit juste. Car l'écriture pour les très jeunes est extrêmement exigeante, et extrêmement difficile.
Ce que je me demande, c'est dans quelle mesure la littérature jeunesse, comme la fantasy, n'est pas victime d'une longue tradition sexiste. En fait, je ne me le demande pas. J'en suis absolument certaine.
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La Charte des auteurs et illustrateurs jeunesse se bat depuis des années, et de plus en plus activement depuis plusieurs mois, pour que la littérature pour enfants, pré-ados, ados, jeunes adultes, soit enfin reconnue à sa juste valeur, et non comme la parente pauvre et un peu cruche de la Littérature, la Vraie, pour ADULTES.
Je ne vais pas ici épiloguer sur les chiffres de vente de l'une par rapport à l'autre, sur la façon dont sont traités les autrices et auteurs de l'une par rapport à l'autre :
* plus de ventes en jeunesse qu'en adulte
* plus d'autrices que d'auteurs
* pourcentages et à-valoirs moindres en jeunesse qu'en adulte (air outré de certains éditeurs à qui l'on réclame des montants décents et qui répondent "mais c'est de la jeunesse")
Ce qui m'intéresse plus, c'est notre attitude vis-à-vis du métier. Combien de fois, en salon, j'ai pu discuter avec des collègues qui ne "se sentaient pas de passer le cap" de l'adulte. Alors qu'ils ont écrit des superbes romans ? Et combien d'auteurs s'excusent presque d'écrire pour les plus jeunes ? (comme s'il y avait une échelle aussi en jeunesse, plus on écrit pour les ados, plus on est crédible... ) C'est pareil dans le domaine de l'imaginaire : être catalogué "fantasy" ou "fantastique", par exemple, peut être une souffrance. Et procure à certains un sentiment d'illégitimité. Avec une envie dévorante de "publier enfin un vrai roman". Parce qu'avant, ce n'en était pas ?
Detroit, Harry Potter, Nos Âmes jumelles (de Sam Bailly, je le dis parce que je ne l'ai pas citée), Que Passe l'hiver (de David Bry, idem), Twist again (de Sylvie Allouche, idem), ne sont pas des romans ? Et quand j'écris Là où tombent les anges, je fais... quoi ? Une mousse au chocolat ? De la culture de betteraves sur pilotis ?
Le problème, c'est qu'on nous habitue tellement à douter de notre talent, que nous en venons à espérer publier enfin un vrai roman. C'est-à-dire, ni de la fantasy ni de la jeunesse (encore moins de la fantasy jeunesse).
Le problème, c'est que nous sommes tellement conditionnés par les diktats de notre société que nous finissons par créer les barreaux de nos propres cages et fournir au monde les bâtons pour nous frapper. Donc, nous nous excusons de n'écrire que pour les enfants/ ados/ etc., de ne pas avoir encore "osé" nous lancer dans l'écriture d'une fiction contemporaine (et nous regardons, avec envie et/ou timidité, ceux qui signent dans les salles principales des salons généralistes et sont logés dans les **** là où les auteurs jeunesse se contentent du Formule 1 du coin)
Et ne croyez pas que dans le "nous",j'échappe à la règle - moi aussi, je passe mon temps à m'excuser et me justifier de publier pour la jeunesse au lieu de faire des bouquins sérieux, de m'éclater à créer des univers imaginaires (le seul souci, c'est que c'est souvent très mal payé) et à prendre l'air contrit quand on sous-entend que je n'écris peut-être pas les romans que je devrais. En gros : "tu vaux mieux que ça", le ça n'étant pas l'à-valoir mais le genre.
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Je trouve absolument désolant qu'en France, on continue à réduire, enfermer, classer, brider - parce qu'il est plus facile de se conformer à des traditions que prendre le risque de regarder un peu plus loin que le bout de son nez (n'est-ce pas messieurs susmentionnés et consorts?), parce qu'il est plus facile de se conformer à des traditions que prendre le risque de comprendre les mécanismes qui sont en jeu dans ces dénigrements systématiques (à mon sens largement hérités des 19eme et 20eme siècle de l'entre deux guerres, où les femmes sont cantonnées à l'enfance et leurs rêves atrophiés), parce qu'il est plus facile de se conformer à des traditions que prendre le risque de modifier des schémas économiques qui créent dépendance et infantilisation (le tout, trop souvent consentis par les autrices et auteurs qui n'osent pas respirer un bon coup et se dire: "en fait, si j'écris de vrais livres").
Pour ma part, j'ai horreur des frontières. J'aime les
hybridations, les mélanges, les croisements. Je n'ai pas de style
préféré, j'aime autant les essais que la fantasy, la poésie que la
littérature jeunesse . Il y a des auteurs et autrices que j'aime, d'autres qui m’indiffèrent. il y a de la bonne et de la mauvaise littérature. Et ce n'est pas la même pour tou.te.s
Pour terminer ce très long article, parce que c'est aussi un domaine dans lequel je me sens particulièrement bien, à la fois en tant qu'autrice et que lectrice, j'évoquerai le Young Adulte (YA), jeune adulte, catégorie fourre-tout, artificielle, marketing, certes et certainement plus encore, mais diablement géniale car elle permet tous les genres, toutes les hybridations - y compris celle, délicate s'il en est, entre la jeunesse et l'adulte... Subversive avant tout, la littérature YA ? Pourquoi pas! En tous cas, les deux collections qui sont pour moi emblématiques de cette explosion le sont : Exprim, installée depuis 11 ans aux éditions Sarbacane et Electrogène, qui existe depuis 2015 chez Gulf Stream éditeur - et qui j'espère continuera à bousculer ses lecteurs pendant longtemps.
NB : à propos de vrais romans", lire aussi l'article de Clémentine Beauvais: ici.
Très déclinable aussi pour les professionnels du jeu : "super tes trucs pour les petits, tu fais des BD aussi ?"
RépondreSupprimeret attends, tu n'as pas encore vu la suitre (pas encore écrite) sur les animaux et les chevaux "c'est pour les enfants"... (donc, les femmes, donc la littérature jeunsse, donc..)
RépondreSupprimerSuper article ! Merci, Charlotte !
RépondreSupprimerde rien, Sandrine!
RépondreSupprimerBien vu et bien dit !
RépondreSupprimerSur le sujet de la représentation des femmes dans l'histoire, le très intéressant chapitre "Européens, Européennes" dans le très intéressant "Une brève Histoire culturelle de l'Europe" de Emmanuelle Loyer.
Et pour la dernière claque littéraire que j'ai prise : "Le Fils de l'Ursari", de Xavier-Laurent Petit chez l’École des Loisirs.
J'ai pas pris "le jour où je suis partie" pour autre chose qu'un vrai bon roman.
RépondreSupprimerPoint.
Il m'a fait du bien, je le refilerais à ma fille si j'en avais une, et je vais le passer à mes fils - du moins les deux premiers, jeunes adultes, en attendant que le troisième ait fini les Brisou-Pellen et le petit dernier sache lire.
Ne vous sous estimez pas, faites comme Tidir - merci de nous l'avoir donnée à lire, c'est formidable.
Gwenn, bientot 50 ans dont plus de 40 en tant que lectrice !