VII
Je
me réveille peu après le lever du jour. Le soleil d’avril baigne la pièce d’une
lumière pâle et froide. Je jette un coup d’œil à mon réveil. 6:30. Il est temps
de s’occuper du petit déjeuner.
Ma
belle-mère se traîne jusqu’à la table, boudeuse, les paupières encore gonflées
de sommeil. Je lui prépare son thé, l’agrémente d’un nuage de lait et mets des
toasts à griller. June grogne un vague « bonjour » et s’assied face à
elle. Toutes deux sont nerveuses, à fleur de peau : les auditions se
poursuivent cet après-midi. Ma demi-sœur a décidé, au dernier moment,
d’interpréter de la pop. Ma belle-mère préférerait qu’elle se montre plus
offensive afin d’impressionner le jury. Pour June, c’est non, niet, nada. Let It Go[1],
c’est son morceau de bravoure. Elle le garde pour le troisième jour.
Heureuse
qu’elles ne me prêtent pas attention, je mange au comptoir et débarrasse en silence.
Je n’ai qu’une hâte : qu’elles s’en aillent et me fichent la paix. Mais
non. Elles s’attardent. Ergotent sur la tenue de June. S’énervent. Le ton
monte.
—
Ashlee ! Ashleeeeee !
Ç’était
inévitable, j’imagine.
Elles
vont me prendre à parti. Je préférerais éviter, mais je n’ai pas le choix.
Esquiver serait pire. Alors, je les rejoins dans le dressing, m’arrête dans
l’embrasure de la porte. En sous-vêtements, June fait face au miroir,
exaspérée. À ses pieds, une pile de jupes, de hauts scintillants, sobres, rose,
bleu, vert, gris, noir, avec ou sans dentelles. En face, sa mère, poing sur la
hanche, habillée d’une veste de tweed, d’un col roulé en cachemire et d’un jean
– classe, mais jeune.
—
Ah, te voilà enfin ! renifle May avec une moue pincée. Une fois n’est pas
coutume, on a besoin de ton avis.
—
Mais maman, s’énerve June, elle s’habille comme un sac !
—
Justement ! Ashlee, reprend-elle en m’adressant un sourire mielleux, nous
hésitons entre plusieurs tenues. Et nous avons besoin d’un œil neuf pour nous
décider. Ma chérie, montre-lui.
De
mauvaise grâce, celle-ci enfile un pull marin, une mini plissée, très preppy,
s’arrêtant au-dessus du genou et chausse des babies. Elle les enlève
rapidement, récupère dans le tas de vêtements un jean de marque et un haut
décolleté : je comprends qu’elle a eu gain de cause, chantera de la pop et
non le tube tiré du dessin-animé de Disney. Son troisième choix, une robe
noire, un boléro de dentelles et des escarpins assortis, me semble dix fois
trop habillé.
—
Alors ?
—
J’ai peur que le troisième ensemble fasse too much. Genre, tenue de soirée,
vous voyez ? Je ne suis pas fan de
la première. La deuxième est…
—
Stop ! s’écrie June. On a compris : plus c’est passe-partout, plus ça
te plaît. Remarque, ce n’est pas comme si tu avais du goût, hein ? Mais
merci, grâce à toi, je me suis décidée…
—
Une petite robe noire, c’est ce qu’il y a de mieux, souffle May, me tournant le
dos.
Blessée
malgré moi, les larmes aux yeux, je retourne dans le salon. Elles me rejoignent
quelques minutes plus tard et se précipitent sur l’ordinateur. Fébrile, June
l’allume, tape le code secret qui m’en interdit l’accès. May à ses côtés, elle
clique sur le site de la BSA, déroulent le menu, s’arrêtent sur les news. Cliquent
sur l’interview de Marvin Jones, visible sur la chaîne YouTube de
l’établissement.
—
Nous sommes en direct de la Brooklyn
School of Arts, où se déroule le concours qui permettra à une poignée d’élus
d’intégrer la prestigieuse école et d’obtenir une bourse pour y poursuivre
leurs études, déclare la reporter, une jeune femme au nez constellé de
taches de rousseur. Marvin Jones, vous
êtes le directeur du département musical de la BSA…
La
caméra zoome sur le bluesman à la courte barbe grise. Celui-ci rajuste
machinalement son chapeau. Un sourire paresseux étire ses lèvres brunes.
— C’est exact.
Entendant
sa voix chaude et grave, je cesse de battre les œufs pour écouter.
— Pourquoi avoir choisi,
cette année, de décaler les auditions ?
— Avant de vous répondre,
Phoebe, j’aimerais profiter du micro pour passer une annonce… Vous permettez,
n’est-ce pas ?
— Euh… oui…
— Hier soir, une jeune
prodige a chanté au Pumpkin.
Une jeune prodige dont le texte et la voix nous a tous beaucoup impressionnés.
Une jeune prodige qui se cachait sous un sweat-shirt à capuche et s’est fondue
dans la foule, si bien que nous n’avons pu la retrouver. Qui est-elle ?
Nous l’ignorons.
Il
parle de moi. De moi !
— Si cette jeune personne
souhaite passer une audition, nous l’accueillerons à bras ouverts…
— Mais cela déroge au
règlement, non ?
— Croyez-moi, Phoebe, sa
voix mérite une entorse !
— Bien… Euh… Et que
pouvez-vous me dire des autres candidats ?
Je
ne regarde plus. Mes oreilles bourdonnent. J’ai le sentiment de flotter. Je
recule, heurte le coin de la table basse, perds l’équilibre, me rétablis
maladroitement. À cet instant, May se retourne vers moi, une lueur soupçonneuse
au fond de ses yeux bleus.
—
Dis-donc, Ashlee, tu sembles bien troublée…
—
Euh…
—
Tu n’étais pas au Pumpkin, hier, par
hasard ?
—
Non ! Non, je…
—
Maman !coupe June d’un ton outré. Marvin Jones a parlé d’une voix exceptionnelle !
—
C’est vrai, souffle May sans me quitter du regard. Mais…
—
Et puis, le Pumpkin, c’est interdit
aux mineurs ! Je le sais, parce qu’avec Ellen, on a voulu y aller un soir
et on nous a pas permis d’entrer. Bon, d’accord, ajoute-t-elle très vite,
j’aurais dû t’en parler. Mais c’est qu’il y avait Dillon et d’autres garçons du
lycée…
—
Ne fais pas cette tête ! Moi aussi, j’ai voulu rentrer dans des boîtes de nuit,
alors que je n’avais pas l’âge requis ! J’ai une idée, propose-t-elle avec
un sourire. Prépare-toi. Je t’emmène faire les boutiques, ça te changera les
idées. Ensuite, nous irons directement à la BSA.
—
Super ! s’écrie June, éteignant l’ordinateur.
Un
instant plus tard, elle disparaît dans la salle de bains. May me toise,
sourcils froncés.
—
Je t’ai à l’œil, Ashlee, renifle-t-elle avant de se détourner. Fais attention à
toi…
Je
regagne ma chambre, le cœur tambourinant dans ma poitrine. J’en sortirai une
fois qu’elles ne seront plus là. Pour le moment, je suis tellement tendue que
je ne parviens même pas à savourer les compliments de Marvin Jones et son
invitation. Si ma belle-mère a des
soupçons, elle va guetter le moindre de mes mouvements, me traquer sans
relâche.
Elle
me fait peur.
Dans
son petit lit, Billy, endormi, se retourne avec un soupire. Émue, je contemple
son petit visage rond, si doux dans le sommeil. Je l’aime tellement ! Sans
lui, ma vie ne serait qu’une gangue brumeuse et triste.
La
porte claque. May et June sont parties. Je respire.
Peu
après, Kitty gratte à la fenêtre. Je lui ouvre, la prends dans mes bras le
temps d’un énorme câlin, puis déplie le petit mot de LaDonna.
Bravo pour hier.
Tu les as beaucoup
impressionnés.
Tu M’AS beaucoup
impressionnée.
Marvin Jones et les
autres seront encore au Pumpkin, ce
soir. Fonce, Ashlee !
LaDonna
P.S : Les médecins me retiennent toute la
journée pour ces fichues analyses. Mais si tu chantes ce soir, j’essaierai de
venir.
Mon
cœur bat plus vite. Sur le papier, les mots de Marvin Jones deviennent réalité.
À présent, les mesquineries de June et May, leur acharnement, n’ont plus aucune
importance. Je respire trop vite. Mes mains tremblent lorsque je saisis mon
stylo pour répondre à celle qui est à la
fois mon mentor, ma bonne fée, et mon amie.
Billy
se réveille peu après midi. Il avale sans broncher son bouillon de légumes et
sa banane écrasée, puis réclame une histoire. Je choisis sur les étagères Sacrées sorcières, un roman de Roald Dahl
qui révèle tout, tout, tout, sur les horribles mangeuses d’enfants qui se
dissimulent parmi les gens ordinaires et la meilleure manière de s’en
débarrasser. Petite, je me disais que May était l’une d’elles : chauve,
méchante, crochue, tordue, bossue. Quant à June, c’était un bébé-sorcière, dont
la vraie nature ne tarderait pas à se manifester…
Quand
je referme la dernière page, Billy lutte contre la fatigue. Je lui apporte un
peu d’eau, reste auprès de lui jusqu’à ce qu’il s’endorme et je me lève. J’ai
du travail : nettoyer la salle de bain, ranger les vêtements épars dans le
dressing et la chambre de June. À peine ai-je terminé, que la porte d’entrée
claque. June et ma belle-mère sont de retour, les bras chargés de sacs.
—
June a été merveilleuse ! s’exclame ma belle-mère.
—
Je crève de faim, lance ma demi-sœur en s’affalant sur le canapé.
Ashlee ! Il reste du cheesecake ?
—
Non.
—
Tu aurais pu lui en laisser une part, intervient May. June subit une pression
énorme, ces derniers temps. Elle a besoin de vitamines et de nourriture saine,
pas de cochonneries réchauffées achetées au supermarché !
—
Désolée, je n’ai pas eu le temps de cuisiner. Je peux te faire des cookies, si
tu veux ?
—
Ça ira, répond June, me dévisageant avec une moue écœurée. Maman, je vais dans
ma chambre.
Sans
attendre sa réponse, elle se lève, son portable collé à l’oreille et disparaît
dans le couloir. May boit un verre d’eau, le pose dans l’évier, puis se tourne
vers moi.
— Ashlee, ton père rentre de voyage ce soir. Un
bon repas lui ferait plaisir…
Son
ton, presque bienveillant, me paraît louche.
Je
hoche la tête, pourtant et ouvre la porte du réfrigérateur : à
l’intérieur, des cuisses de poulet précuites, du maïs, des poivrons, de la
salade, un reste de taboulé, des steaks hachés, des yoghourts, du fromage râpé
et de la mayonnaise. Sans doute trop excitée par les jours à venir, May n’a
acheté que le minimum au supermarché. En dehors des chocolats pour me piéger,
bien sûr. Elle se plante derrière moi, soupire.
—
On n’ira pas très loin, avec ça, commente-t-elle. Tu veux bien aller faire les
courses ? Tu pourras même garder la monnaie…
Tant
de gentillesse est décidément suspecte. J’acquiesce néanmoins, me rends dans ma
chambre afin de prendre un pull chaud, avise le sac contenant mon baggy et mon
sweat-shirt gris – me fige. Évidemment ! Si elle m’envoie dehors, c’est
qu’elle a besoin d’être tranquille pour fouiller. Je regarde autour de moi. Ou
cacher mes affaires ? Sous le matelas ? Non. Du côté de Billy ? Trop
risqué. Alors, j’ouvre la fenêtre, je glisse mon carnet et mes vêtements dans
un sac et balance l’ensemble dans la rue. Je les récupérerai en partant et les
planquerai sur le palier de LaDonna.
Quand
je me retourne Billy, parfaitement
réveillé, me contemple avec curiosité.
—
Qu’est-ce que tu fais ?
—
Je ne peux pas te le dire, Billy boy…
—
Tu vas pas t’enfuir, hein ?
—
Bien sûr que non.
—
Alors, c’est à cause de ton amoureux ?
—
Oui.
Cela
m’ennuie de lui mentir, mais je ne veux courir aucun risque. Surtout qu’il va être
très excité, avec l’arrivée de papa. Moi, je crois que je m’en fiche. La seule
chose que j’attends, c’est le moment où je pourrai de nouveau m’échapper pour
rejoindre le Pumpkin et chanter.
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