III
—
Ashlee, ça ne va pas du tout !
Je
baisse la tête, découragée. Pour la troisième fois, LaDonna me fait recommencer
l’exercice. Pour la troisième fois, ma voix flanche – toujours au même endroit.
À la place d’une note ronde et pleine, un coassement aigu que je n’arrive pas à
tenir plus de quelques secondes. Je ne sais même pas pourquoi je continue à
répéter, je n’arriverai à rien de toute façon. Je suis peut-être bonne
chanteuse, mais je n’arrive pas à la cheville de maman. LaDonna tient trop à
moi pour se montrer objective. Et maintenant…
—
Ashlee, je t’interdis de penser ça, m’interrompt l’ancienne cantatrice d’un ton
sévère. Oh, ne me regarde pas avec ces yeux-là ! Je te connais, va :
je sais ce qu’il y a dans ta caboche. Tu te dis que tu ne seras jamais au
niveau, que ça ne vaut pas le coup d’essayer. Tu te dis peut-être aussi que la
vieille LaDonna n’a jamais osé briser tes illusions, parce que c’est ta
marraine-fée, et que c’est tout ce qui te reste… Eh bien, tu te trompes, ma
fille. Je ne suis pas de ce genre là. Je laisse ça à ces hypocrites qui se font
payer une fortune pour enseigner à des cochons comment voler et leur répètent à
longueur de temps combien ils sont doués. Si je n’avais pas cru en toi, je
t’aurais dit d’abandonner, de te mettre à la peinture ou au macramé. Fais-moi
confiance : tu as le talent chevillé au corps et assez de tripes pour
tenir la distance.
En
réponse, je hausse les épaules. LaDonna me considère un moment en silence, puis
se lève, verse un peu de lait dans une casserole et le met à chauffer. Elle le
retire du feu lorsqu’il est frémissant, le verse dans deux tasses jaune et
blanches, y ajoute du miel, un soupçon de cannelle et revient vers moi avec un
sourire.
—
Bois, ça te fera du bien. Et puis, ça nous permettra de faire une pause. On en
a toutes les deux besoin.
—
Si tu veux.
—
Qu’est-ce qui ne va pas, Ashlee ? C’est encore ta belle-mère ?
—
Non, dis-je en secouant la tête. C’est… Aujourd’hui, le glee club a répété dans
les couloirs du lycée. Ils s’étaient placés à des points stratégiques. Au pied
des escaliers, sur le premier palier, près des casiers… C’est Dillon qui a
commencé, a capella. Ensuite, Tina s’y est mise. Puis Jamie. June. Et tous l’ont
rejoint les uns après les autres. Les musiciens se sont mis à jouer au premier
refrain. C’était génial…
—
Mais ?
—
Mais… Ils avaient cette complicité, tu sais ? Ce truc qu’on voit dans des
séries, ou quand des stars sont invitées pour chanter ensemble dans les
émissions-télé… Et ils se regardaient, ils se souriaient ! J’aurais dû
être avec eux, LaDonna ! Ce n’est pas juste, ce qui s’est passé. Après, je
me dis que même si j’étais restée, ça n’aurait pas changé grand-chose pour moi.
Je veux dire, ce n’est pas comme si j’étais populaire, de toute façon.
LaDonna
croise les bras sur son opulente poitrine et me dévisage, sourcil arqué.
—
Face à June, je ne fais pas le poids. Je ne fréquente pas les bonnes personnes,
je ne fréquente personne d’ailleurs. Je n’ai pas de belles fringues. Je ne suis
pas douée pour me défendre. Je préfère laisser pisser les rumeurs, les
insultes. Je me dis que si les autres croient tout ce qu’elle a raconté sur
moi, c’est qu’ils n’en valent de toute façon pas la peine.
—
Du coup, tu te mures dans une tour d’acier et tu ne laisses personne
t’approcher. Je me trompe ?
—
Je… Non. Pas vraiment.
—
Quand tu auras intégré la BSA, ma fille, ces bêtises cesseront. Les autres ne
te jugeront plus à l’aune de tes jeans passés, de tes tee-shirts trop grand, de
tes yeux fatigués. Ils entendront ta voix, et comprendront quelle belle et
merveilleuse personne tu es. Il n’y aura plus de June ni de May…
—
Tu en es sûre, LaDonna ?
—
Absolument, réplique-t-elle d’un ton résolu. Et maintenant, reprenons…
Posant
délicatement Kitty à terre, elle s’installe au piano. Même si l’exercice n’est
pas parfaitement réussi, mon timbre est suffisamment ferme et assuré pour que
LaDonna me fasse répéter les différents morceaux que nous avons choisis pour
les auditions. Blues, classique et rock : le programme est ambitieux, mais je ne
chanterai probablement pas tout.
—
Ça suffit pour aujourd’hui, déclare-t-elle enfin en se levant de son tabouret.
Tu as bien travaillé.
—
Merci.
J’étouffe
un bâillement, étonnée de me sentir aussi fatiguée.
—
Tu devrais me montrer tes chansons, poursuit-elle en me raccompagnant jusqu’à
la fenêtre menant à l’escalier de service.
Je
hausse les épaules. Cette discussion, nous l’avons eu dix, vingt fois déjà
depuis que je lui ai fait cette confidence. Je refuse, comme d’habitude :
mes textes ne sont pas assez bons. Je ne me sens pas prête pour cela.
—
Non, ce n’est pas le moment, dis-je en me faufilant à l’extérieur.
—
Je n’en suis pas si sûre, Ashlee. Je n’en suis pas si sûre.
Sans
répondre, je grimpe le plus discrètement possible les marches métalliques
menant jusqu’à la chambre que je partage avec Billy. Je ne fais aucun bruit en
entrant. Pourtant, mon petit frère se dresse sur son lit dès que je passe de
l’autre côté. Je soupire. J’aurais
préféré que mes escapades nocturnes demeurent clandestines. À présent, il va
falloir compter avec un enfant de sept ans, adorable, mais trop souvent
imprévisible.
—
T’étais où ? souffle-t-il en se frottant les yeux.
Je
m’assieds sur le bord du matelas, je ramasse son ours en peluche tombé sur la
moquette et le lui tend.
—
Je ne peux pas te le dire, mon cœur.
—
Pourquoi ?
—
S’il te plaît, Billy boy…
—
T’as un amoureux ?
Je
n’y avais pas pensé. C’est une bonne idée : en inventant un prince
charmant et mystérieux, je suis sûre de préserver mon secret.
—
Oui.
—
Il s’appelle comment ?
—
Dillon.
Sans
réfléchir, j’ai donné le prénom du soliste du glee club. Le garçon sur lequel
June a jeté son dévolu. En vain, pour le moment. Mais si ma demi-sœur a décidé
d’aller au bal de la promo avec lui, il y a de fortes chances pour qu’elle y
parvienne.
—
Il ressemble à quoi ?
—
Dillon ? Il est grand, musclé,
plutôt mignon. Il a des yeux noirs, les cheveux mi- longs…
—
Il fait du base-ball ?
—
Non. Dillon joue au basket avec ses potes, deux fois par semaine, sur le
terrain près du lycée. Il participe aussi à un programme de danse avec les
gamins d’un foyer. Un truc inspiré des cours de Pierre Dulaine[1].
—
Il danse ? répète Billy en fronçant son petit nez.
Il
se moque bien de savoir qui a inspiré ces ateliers. J’ai beau lui répéter que
ce n’est pas un art réservé aux filles, il a du mal à l’enregistrer. L’influence
de l’école et de sa mère.
—
Oui. Très bien, même.
—
Bon, concède mon petit frère. Et il t’a déjà embrassée ?
—
Billy…
—
Promis-juré-craché, je dirai rien.
—
D’accord.
J’invente
un devoir commun sur l’histoire de Brooklyn après une sortie scolaire, un
premier baiser sous la pluie, juste après m’avoir raccompagnée en bas de
l’immeuble et des rendez-vous au clair de lune. Je me rends compte, à mesure
que je confie cet amour imaginaire, que je connais mille détails à propos de
Dillon – la façon qu’il a d’entortiller une mèche de cheveux autour de son
index lorsqu’il réfléchit et son goût pour les réglisses. Je ne pensais pas en
savoir autant sur lui.
—
C’est parce que tu veux pas que maman et June le sachent ? reprend Billy sans remarquer mon trouble
soudain.
—
Oui.
—
Tu sais, je comprends pas pourquoi elles sont méchantes avec toi. Moi, je
t’aime, Ashlee. Et tu es la plus gentille sœur du monde.
Émue,
je le serre contre mon cœur. Je reste un moment ainsi, le nez fourré contre ses
cheveux qui sentent bon le shampoing à la pomme. Puis j’embrasse le bout de son
nez et m’écarte doucement de lui.
—
Ashlee, tu veux pas dormir avec moi ?
—
Tu as encore fait un cauchemar ?
Billy
acquiesce en silence, presque honteux de l’avouer. Ces derniers temps, il dort
de plus en plus mal. J’ai cru qu’il avait des problèmes à l’école. J’ai proposé
d’aller voir son institutrice, car je sais pertinemment que May ne s’en donnera
pas la peine : il a refusé, me jurant que ce n’était pas à cause de cela. J’ai
eu beau demander, il a toujours gardé un silence obstiné. Qui sait, peut-être
acceptera-t-il de parler, ce soir ?
—
Billy boy, je t’ai dit que j’avais un amoureux. Tu ne veux pas me raconter tes
mauvais rêves, en échange ?
Il
secoue la tête en silence.
—
Même pas un peu ?
Il
baisse la tête, au bord des larmes.
—
Comme tu voudras.
Je
me glisse avec lui sous la couette tiède et douce. Billy se love contre moi,
saisit ma main et la presse contre son cœur.
—
Tu restes avec moi, d’accord ?
—
D’accord, dis-je en calant ma joue sur l’oreiller. Et maintenant, dors. Je suis
là.
Sa
respiration se fait plus profonde, plus régulière. Doucement, il glisse dans le
sommeil. Je laisse son souffle me bercer, soudain consciente qu’il ne nous
reste à peine un trimestre à passer ensemble. À la rentrée prochaine, j’aurai
quitté la maison. Il sera seul avec une mère qui ne se soucie de lui qu’en
public ou devant mon père et une demi-sœur indifférente.
Si
c’était cela, la source de ses angoisses nocturnes ? Oui, c’est logique ! Billy a peur que je
l’abandonne, mais devine que c’est le seul moyen pour moi d’échapper aux
griffes de May. C’est pour cela, parce qu’il garde tout en lui, qu’il se
réveille en pleine nuit, les yeux pleins de larmes. C’est parce qu’il ne veut
pas que je reste pour lui qu’il ne se confie pas.
Adorable
Billy, qui saisit tout, même quand je cherche à le préserver ! J’aimerais
tant pouvoir l’emmener ! Je trouverais un travail qui nous permettrait de
vivre tous les deux. On n’aurait pas beaucoup d’argent, mais on serait heureux,
tous les deux.
C’est
un rêve, bien sûr.
Un
rêve impossible.
May ne laissera jamais partir le fils qui
l’attache à mon père. Lui ne comprendrait rien, comme d’habitude, et prendrait
inévitablement son parti. Cela se terminerait par un drame, l’interdiction
formelle de revoir mon petit frère, ou même de lui téléphoner. Et puis, May est
tellement perverse qu’elle serait capable d’exiger une mesure d’éloignement
contre moi. Ni Billy ni moi ne pourrions le supporter.
—
Ne t’inquiète pas, mon cœur, dis-je dans un souffle. Je ne te laisserai jamais
pas. Je serai toujours là pour toi, même si je suis loin.
Je
ferme les yeux. J’essaie de dormir. En vain. La répétition, le spectacle de
danse, les dernières paroles de LaDonna, la petite voix de Billy quand il m’a
demandé de rester avec lui, tourbillonnent inlassablement dans ma tête.
Des
images se forment.
Puis
des sons.
Et
des mots.
Les
premiers d’une nouvelle chanson.
[1]
Né en 1944, Pierre Dulaine
est un danseur célèbre pour avoir mis en place, dans les écoles de quartiers
défavorisés de certaines villes comme New-York ou Saint-Louis, des classes de
danses de salon destinées à apprendre aux enfants à vivre ensemble et au
respect mutuel. Sa vie a inspiré le film Dance
With Me (2006).
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