IV
J’ai
attendu Tania à la sortie d’un cours. Je lui ai présenté des excuses, elle les
a acceptées. Intriguée par mon comportement, elle m’a posé des questions. Je lui
en ai révélé assez pour assouvir sa curiosité tout en préservant la vérité. Si
je la lui racontais, je suis sûre qu’elle insisterait pour voir papa et May. Ce
serait une catastrophe. May prétendrait que j’affabule ; lui, suivrait
sans se poser de question. Je passerais pour une gamine instable, revancharde
et menteuse.
Ce
serait la fin de tout : sous surveillance constante, je ne pourrai même
pas m’échapper pour rejoindre LaDonna. Alors, pour ce qui est du reste –
spectacle et bal de fin d’année, je n’aurais plus aucune chance de participer. Je
sais, c’est kitch, guimauve, cliché et, même si aucun garçon ne m’invite,
j’aimerais vraiment y aller.
Avant
la fête, avant la scène : l’audition.
C’est
à quinze heures, à l’auditorium de la BSA. Pour s’inscrire, il suffit de se présenter
avec une pièce d’identité à l’entrée de la salle. Je laisserai June et May prendre
un peu d’avance et me glisserai dans la queue incognito. Elles ne pourront pas m’empêcher de chanter. D’y
retourner, peut-être ? Peu m’importe. Je trouverai le moyen de m’évader.
Hier,
la répétition a été horrible : trou de mémoire, fausses notes, remarques
acerbes et pleurs se sont succédé. À la fin, LaDonna m’a serrée très fort
contre son cœur et m’a assurée que tout irait pour le mieux, qu’elle avait
confiance en moi. Comme j’étais sceptique, elle m’a raconté sa toute première générale.
La journée s’était avérée catastrophique : LaDonna avait oublié la moitié de
son rôle, son partenaire ne cessait de tousser et le premier violon avait égaré
son archet ! La représentation, en revanche, avait été un triomphe.
En
ouvrant les yeux ce matin, je voudrais qu’il en aille ainsi pour moi aujourd’hui.
J’en doute. Je me sens oppressée. Nauséeuse. Le trac, mais pas seulement. C’est
comme si une alarme interne s’était déclenchée : « Attention ! Attention !
Jusqu’ici, tout s’est trop bien passé. » Et c’est vrai : pas un
instant ma belle-mère et ma demi-sœur ne m’ont soupçonnée de vouloir participer
à ectte sélection. Depuis une semaine, pourtant, elles ne parlent que de ça et
June prend des cours supplémentaires pour se préparer. Tous les soirs, pendant
que je fais le dîner, elle répète La Vie
En Rose et d’autres classiques de la chanson internationale. Leur apparente
naïveté me semble soudain très inquiétante. Quel mauvais coup me
réservent-elles ? Je réprime tant bien que mal l’appréhension qui me tord
le ventre. J’enfile un jean par-dessus mon caleçon et me penche doucement sur
mon petit frère.
—Billy,
c’est l’heure de se réveiller…
Il
se recroqueville sous sa couette, se tourne vers moi avec une moue renfrognée.
—
Je veux pas me lever…
—
Qu’est-ce qui t’arrive, Billy boy ?
—
Je me sens pas bien, j’ai mal au ventre…
Je
passe la main sur son front : celui-ci est glacé. Je me mords les lèvres.
Ce n’est vraiment pas le jour où tomber malade ! L’avantage, c’est que May
sera forcée de rester à la maison pour veiller sur lui.
—
À tous les coups, c’est une indigestion, soupire celle-ci quand je lui expose
la situation. J’aurais dû me douter que c’était lui…
—
Qu’est-ce qu’il a fait ?
—
J’ai acheté des rochers au chocolat, hier. Avant le dîner, je me suis aperçue que
le couvercle avait été déplacé. Je l’ai rangé, mais j’ai oublié de vérifier
s’il en manquait. Je vais appeler le
médecin, conclut-elle en se dirigeant vers le salon.
Elle
nous laisse seules dans la grande cuisine carrelée. Ma demi-sœur rejette sa
longue chevelure blonde en arrière et me toise, une lueur moqueuse au fond de
ses yeux bleus. Je lui tourne le dos et me verse un mug de lait chaud.
—
Tu n’espérais pas participer aux auditions de la BSA, j’espère ? glousse-t-elle
méchamment.
Je
me fige, mains crispées autour de ma
tasse brûlante.
—
Pourquoi tu dis ça ?
—
Parce qu’il va bien falloir quelqu’un pour s’occuper de Billy-le-goinfre, et
maman a promis de m’accompagner.
Je
m’apprête à répliquer quand mon petit frère entre en pleurant dans la cuisine,
son pyjama souillé. Je me précipite vers lui, le prends dans mes bras, le
console comme je peux, lui assurant que ce n’est pas grave, que je vais l’aider
à se laver et à se changer en attendant le docteur. Lui, sanglote, honteux de
n’avoir pu se retenir. Évitant le regard goguenard de ma demi-sœur, j’entraîne Billy
vers la salle de bains. Une crampe le saisit dans le couloir. J’ai juste le
temps d’ouvrir la porte des toilettes : il vomit. Je le soutiens, caresse son front en sueur,
le porte jusqu’à la baignoire et lui enlève ses habits. Je laisse couler l’eau
chaude le temps d’aller récupérer ses draps dans notre chambre et de les
fourrer avec le reste dans la machine à laver, puis je l’aide à se frictionner.
Livide, il sort de la douche en grelottant.
—
J’ai téléphoné à l’école pour dire qu’il n’irait pas en cours aujourd’hui. Tu
préviendras ton lycée pour expliquer que tu restes à la maison, lance May,
passant la tête dans l’encadrement de la porte.
Je
serre les dents, baisse la tête pour dissimuler à ma belle-mère ma colère et
mon envie de pleurer. Pas assez vite, cependant. Elle fait un pas à
l’intérieur, chasse d’une main manucurée la buée qui flotte dans la pièce.
—
Tu ne songeais pas sérieusement à participer aux auditions, tout de même ?
Ashlee, renifle-t-elle avec un ricanement de mépris, sois raisonnable, enfin !
Il y a une différence entre chanter sous la douche ou dans un glee club, ce qui
n’est même plus ton cas d’ailleurs, et monter sur scène ! June prend des
cours avec un pro pour avoir une chance de réussir les premières sélections et
travaille sa voix tous les jours. Toi, tu n’as rien. Tout ce que tu gagnerais à
te présenter, ce serait de te ridiculiser aux yeux du quartier.
Elle
prend une serviette, essuie la buée qui recouvre le miroir, rajuste son
chignon.
—
De toute façon, la question ne se pose plus !
Anéantie,
je la regarde s’éloigner. Je n’arrive pas à réaliser que mon rêve s’écroule,
comme ça, d’un claquement de doigts. Un simple prétexte aura suffi. Un prétexte ?
Vraiment ?
—
Dis-moi, Billy boy, ces rochers au chocolat…
—
Je suis désolé. Il y en avait plein, alors j’ai pensé que ça se verrait
pas beaucoup si j’en mangeais un ou deux. Ensuite, j’en ai pris pour toi, parce
que t’en aurais jamais eu, sinon. Et pis…
—
Tu as craqué ?
Billy
se mord les lèvres, penaud.
—
Elle était où, la boîte ?
—
Sur la table basse, dans le salon.
Billy
ne sait pas résister aux sucreries. Au chocolat, en particulier. Si personne ne
le surveille, il est capable de s’en gaver jusqu’à se rendre malade. May le
sait très bien. Si elle a laissé la boîte à portée de son fils, ce n’est pas
par hasard. C’est pour le piéger. Pour me
piéger, à travers lui. J’ai été stupide de croire que je pourrais tenter ma
chance à la Brooklyn School of Arts sans éveiller l’attention. Cependant,
jamais je n’aurais songé que ma belle-mère irait jusqu’à rendre son propre
enfant malade pour m’empêcher de participer. Je réalise soudain que ce n’est
pas seulement par méchanceté qu’elle agit ainsi, mais par crainte que mon
talent n’écrase celui de sa fille. Je lui fais peur : cela devrait me
réconforter. Pour l’instant, cela me donne juste envie de hurler.
—
Mamaaan ! Je ne trouve plus le masque aux algues ! Je suis sûre que
quelqu’un l’a piqué !
Quelqu’un,
c’est moi, forcément.
—
Dans le frigo, ma chérie : pour
renforcer son efficacité !
June
ne pourra pas se défouler sur moi. Une fois, elle m’a accusée de lui avoir volé
le parfum reçu pour son anniversaire. Un truc sucré à la mode emballé dans un
joli paquet doré. Ce n’était pas vrai, bien sûr, mais j’ai dû faire du
baby-sitting pendant un mois chez des amis de ma belle-mère pour lui racheter
un flacon. Ils étaient au courant de mon soi-disant vol et m’on traitée en
criminelle. Comme par hasard, le cadeau de June a été retrouvé trois jours
après que je lui ai donné le mien, enrobé d’excuses humiliantes.
Elle
ne m’a jamais demandé pardon, évidemment.
June
et May s’en vont juste avant déjeuner : pour l’occasion, ma demi-sœur
sèche les cours ; sa mère a décidé de lui offrir quelque chose de
neuf afin de lui porter chance.
Je
reste dans l’appartement désert, à surveiller mon petit frère. Je me sens trop
vide pour pleurer, trop hébétée pour hurler. Impossible de réfléchir. Impossible
de me ressaisir. De toute façon, à quoi cela servirait-il ? Il est trop
tard pour l’audition : je n’ai pas eu le temps de me laver, je ne
ressemble à rien, je sens le vomi. Et puis, je suis incapable de laisser Billy,
malade et seul, dans l’appartement. May le sait.
Son
plan était parfait.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire