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samedi 10 avril 2021

Science sans conscience...



 Cela fait très très très longtemps que je n'ai rien écrit sur ce blog. Entre les différents rounds de confinement, l'écriture non-stop (je ferai peut-être un article sur les difficultés de la création non-stop, mais pas aujourd'hui), sans vacances, avec déménagement, changement de vie, etc., je n'ai pas eu le temps de m'en occuper. Et puis, il se trouve qu'entre-deux, je me suis lancée dans une activité parallèle, la communication intuitive et les soins énergétiques aux autres espèces. 

Bref. 

Depuis des années (en fait, depuis ma thèse), je m'intéresse à notre rapport à l'autre et au monde. L'autre - humain. L'autre en tant qu'autre. A notre propension à vouloir  mettre le monde en case au lieu d'y habiter. A notre manie de vouloir définir,classer, étiqueter, jusqu'au ridicule dans notre volonté de vouloir nous différencier des autres espèces et asseoir notre supériorité à coups de grandes définitions du genre : "l'homme est l'animal / raisonnable/ social/ politique/ blablabla..." (1/ c'est faux 2/ Diogène a résolu le problème bien avant moi). Dans ma thèse, j'expliquais aussi que le lien, c'était d'abord d'une singularité à l'autre, quel que soit le "je" et quel que soit 'l'autre". La relation qui se construit alors peut être décrite selon le même principe que celui décrit dans Jeu et réalité par le psychanalyste Winnicott. Cette relation, c'est un espace commun, nouveau, évolutif co-créé par deux personnes singulières (par le biais du jeu, d'abord : exemple, des enfants créant ensemble un univers dans lequel ils et elles incarnent fées, lutins, etc puis par le biais de sujets communs chez les adultes, l'art, la philosophie, le sport, etc..) 

En cela, je m'efforce de m'opposer - tant qu'il m'est possible, car je suis née dans une société qui classe pour mieux dominer (autre débat) - aux tentations anthropocentristes et aux étiquettes. Bon, c'est compliqué. Toutefois, cela me permet de mieux comprendre pourquoi les "vérités scientifiques" me hérissent, d'autant plus quand elles sont au service d'une objectivation du vivant. 

(Fin de l'introduction, entrons dans le vif du sujet...) 


 

Cela fait pas mal de temps que je dévore des essais d'éthologie et de philosophie questionnant notre rapport aux autres espèces animales. Parmi mes belles découvertes : Penser comme un rat, de Vinciane Despret, Être bête : l'esprit des étables (la même, en collaboration avec Jocelyne Porcher), Faut-il manger les animaux ? de Jonathan Safran Foer (plus soft que d'autres sur le même thème) , Les Émotions des animaux, de Mark Bekoff, et La Dernière étreinte, de Frans de Waal. Cela m'a permis de mettre le doigt sur quelque chose qui me gêne - et de plus en plus : l'argument "scientifique" appliqué au vivant et le même argument scientifique permettant de justifier l’anthropocentrisme sous réserve d'accusation... d'anthropomorphisme

1/ C'est "scientifiquement prouvé"... Allez, je ressors mes bouquins de philosophie des sciences. Je fais un bisou à mon petit Karl Popper d'amour💓💓💓. Une théorie est juste tant que l'expérience ne permet pas de prouver le contraire. Une vérité scientifique l'est jusqu'à ce que l'expérience démontre le contraire. Il y a des choses que les sciences ne peuvent ni justifier ni infirmer. Cela ne signifie pas qu'elles n'existent pas.  Frans de Waal évoque ainsi l'existence des sentiments chez les autres espèces. (Eh oui! On n'est pas dans leur tête: déjà qu'on n'est pas des celle de nos congénères humains... ) 

2/"C'est de l'anthropomorphisme"... L'anthropomorphisme, c'est le fait de donner une forme humaine à une espèce qui ne l'est pas. Le renard et le loup de Jean de la Fontaine sont anthropomorphes. Les personnages du Robin des Bois de Disney aussi. Dans un autre registre, ceux de la série Blacksad le sont.  Et le fait de habiller son chien, son chat, son lapin "comme un humain" en est également.  Ce dernier tombe pile (et de façon justifiée) sous le coup de l'accusation d'anthropomorphisme et de ce qu'elle sous-entend : "tu ne respectes pas l'essence de celui ou celle dont tu es responsable, avec lequel ou laquelle tu partages ta vie"* Les premiers sont terribles dans la "légende" qu'ils créent. Ainsi, le chat devient fourbe (cf. les siamois de Disney). Dans Blacksad, l'ours blanc est un facho. Les lions de La Fontaine est un roi (image qui justifie les chasses, les trophées dans lesquels on s'approprie la force et le courage de la bête tuée). 

Or, l'accusation d’anthropomorphisme sert bien trop souvent à dissimuler un anthropocentrisme bien ancré et ce que Jonathan Safran Foer appelle "anthropodéni". En d'autres termes :dénier aux autres espèces la possibilité d'avoir des liens autres que physiologiques (sang, os, système digestif, etc.)avec la nôtre. C'est à dire : éprouver des émotions, avoir des sentiments, une conscience, réfléchir, etc. Vinciane Despret s'est spécialisée dans l'éthologie des éthologues. Elle étudie comment l'environnement social, politique, éthique influence les recherches et les interprétations des chercheurs. Et c'est passionnant. En opposant Darwin et Kropotkine, dans leurs recherches sur l'évolution des espèces, elle met en évidence deux modèles qui s'opposent, l'un évoquant la loi du plus fort, l'agression et la domination des faibles, l'autre la coopération et la culture d'un groupe. Dans "Quand Le loup habitera avec l'agneau, elle explique notamment comment l'objectivation de l'autre et la crainte de l'anthropomorphisme véhiculée par les scientifiques (anthropomorphisme  donc subjectivité donc non-science... ) permet de justifier le pire en matière d’expérimentation animale - même quand il s'agit d'étudier l'amour chez les singes rhésus en séparant systématiquement les petits de leur mère, en créant le désespoir et le manque (et reproduisant ce schéma à l"'infini).... ou d'élevage : les porcs, vaches, moutons ne souffrent pas de conditions de vies carcérales, ce sont des numéros destinés à devenir des morceaux de viande. C'est d'ailleurs ce que montrent Jocelyne Porcher et Vinciane Despret dans leur essai sur la façon dont les paysans ont été évincés de l'élevage au profit d'ingénieurs agricoles.

Ici, la "vérité scientifique" comme l'accusation d’"anthropomorphisme" permettent de tenir l'autre à distance confortable de l'espèce humaine, d'empêcher toute tentative de rapprochement interspécifique par un lapidaire "c'est de l’anthropomorphisme" tout en transformant ce qui n'est pas humain en machine. Ce que Vinciane Despret appelle "de la mauvaise science" - les hypothèses ne sont jamais vérifiées puisqu'on ne laisse jamais aux autres espèces la possibilité de proposer autre chose. 


 

Et ce, même avec les meilleures intentions du monde - étudier une espèce pour en comprendre le fonctionnement. Je pense ici aux progrès remarquables que permettent les études scientifiques quand à la façon dont apprennent et se comportent les chevaux. Même si, là encore, ces connaissances ne prennent pas toujours ni assez en compte leurs conditions de vie et le contexte social dans lequel vivent les chercheurs**. On en revient toujours au même : nous et eux, une recherche de classification, de mise à distance systématique des autres espèces, une interdiction morale de se mettre à leur place ou du moins, essayer - en leur attribuant des émotions, sentiments, etc. tenus comme spécifiquement humains alors même qu'on les utilise pour bâtir des systèmes scientifiques ou justifier le pire : ainsi la mise à mort d'une "bête sauvage" - c'est-à-dire nécessairement sanguinaire et cruelle tout en lui refusant tous les autres ressentis et états d'être possible (cf. les travaux de Thompson et ce qu'il explique au sujet des hyènes apprivoisées.). Le philosophe Baptiste Morizot, qui pose la question de ces frontières avec la nature sauvage, se demande au contraire dans quelle mesure il ne devient pas nécessaire, au lieu de les maintenir, alors même qu'elles sont illusoires, d'accepter d'y créer des espaces interstitiels et de reconnaître ceux qui existent déjà en nous y adaptant, permettant ainsi d'y accueillir les autres.

Ainsi, il semble que les accusations d'anthropomorphisme  sont pas autre chose qu'une crainte existentielle de constater que nos ressemblances avec les autres espèces sont bien plus nombreuses que nos différences. Et servent donc parfaitement une pensée anthropocentriste et profondément pusillanime. 

Aujourd'hui, les nouvelles générations d'éthologues non seulement cessent de s'excuser de reconnaître une vie mentale et émotionnelle, voire une culture  aux autres espèces mais de plus laissent la possibilité à celles et ceux qu'iels observent de participer ou pas et de faire capoter leurs expériences, faisant ainsi véritablement œuvre scientifique.

Et c'est tant mieux.

Restent que ces accusations d'anthropomorphisme sont malheureusement encore très présentes dans les milieux autres que scientifiques, avec les mêmes conséquences et les mêmes contradictions, même quand les intentions de départ sont bonnes. Même quand il s'agit d'expliquer que les chiens, les chevaux, les chats n'ont pas la même façon de voir le monde que nous. Au lieu de chercher  à montrer ce qui nous lie et de nous en servir pour mieux appréhender leur langage, leur culture, trop de spécialistes se réfugient encore derrière des arguments spécistes (qu'ils soient sincères ou marketing) pour interpréter le monde vu par une espèce - et même pas des individus**. Le crédit "scientifique" ou "savant" provoque chez les personnes comme vous et moi, les non-spécialistes, les paysans décriés par les scientifiques évoqués dans l'essai de Despret et Procher,  le même rapport de dépendance que celui décrit dans l'expérience de Milgram : une soumission aveugle à l'autorité, au risque d'y perdre son identité et son éthique

 Autre débat ?


*C'est une forme de violence dans laquelle l'autre n'a jamais le droit à la parole, on le déguise en ce qu'il n'est pas et on nie sa singularité d'être au monde, à la fois en tant qu'appartenant à autre espèce et en tant que personne singulière ayant son propre être au monde. Un peu comme obliger un enfant à faire du piano, du foot et s'habiller en rose/ bleu/ etc. parce qu'on projette ses propres désirs sur luiel. On touche ici au domaine du consentement.

**Et moi, qui m'adresse à vous via ce blog, je suis influencée par ma propre façon de penser mon rapport au monde et aux autres. Je constate chaque jour des choses qui vérifient mes hypothèses plutôt que les invalider - cela n'en fait pas pour autant une vérité absolue. 

***Ainsi, j'ai pu entendre dire que les chevaux étaient "incapables de comprendre qu'il ne fallait pas pisser sur le foin, parce que leur cerveau n'a pas de néocortex"... Bon, alors je ne sais pas s'ils comprennent ou pas mais : quand les chevaux ont l'espace suffisant pour aller et venir librement entre le foin et d'autres endroits, ils n'urinent pas sur leur foin, et ils s'éloignent au contraire de cet endroit pour ça.