Il y a trois ans, il m'avait été demandé d'adapter un conte en roman court. Le texte a subi divers aléas éditoriaux et n'a finalement pas été publié. Au vu de son format, je préfère vous le livrer ici, durant ce mois, de manière régulière... Un genre de cadeau de Noël de l'avent 2017!
Bonne lecture!
I
« Vous
voulez que je vous rapporte quoi, de Paris ? » C’était samedi dernier,
au milieu du dîner. Lorsque papa a posé cette question, j’ai senti ma gorge se
nouer. Lui absent, cela signifiait que je me retrouvais une fois de plus à la
merci de May, ma belle-mère, et de sa fille. Non que papa me soutienne, mais en
sa présence, elles se retiennent un minimum. Quant à Billy, mon petit frère, il est bien trop jeune pour
me défendre. Et puis, il ne mérite pas d’être au cœur de nos conflits.
June
a réclamé le dernier i-pad et May, un parfum de créateur. Billy se fichait bien
que son jeu dernier cri vienne de France, d’Angleterre ou de Chine. Moi, je n’ai
rien demandé, étant donné que cela sera confisqué ou détruit. Alors, je me suis
contentée de souhaiter que papa revienne vite à la maison. May m’a lancé un
regard noir avant de lui expliquer que j’essayais juste de tourner une punition
à mon avantage. « Puisque ta fille est incapable de prendre soin de ses
affaires, j’ai décidé qu’elle n’aurait plus rien tant qu’elle ne changera pas. »
Un
mensonge, bien sûr.
Je
n’ai pas essayé de me défendre. À quoi bon ? Papa est persuadé que je
suis insolente, mal élevée. Une mauvaise graine de plus en plus difficile à
contrôler. Son opinion ne s’est pas arrangée depuis qu’il se déplace aux quatre
coins du monde pour son entreprise. À chacun de ses retours, May m’invente de
nouvelles fautes, qui lui permettent de justifier les corvées, sanctions,
privations qu’elle m’inflige. Papa prend son parti : pourquoi son adorable
épouse lui mentirait-elle ? À ses yeux, je suis devenue l’adolescente
revêche incapable d’accepter la présence d’une autre femme que maman.
Pendant
ce temps, June se pavane dans les dernières tenues à la mode, profite d’une chambre
immense et bénéficie des meilleurs professeurs privés. Moi, je dors avec Billy
et, depuis la rentrée de janvier, je suis interdite de glee club.
Pourquoi ? Parce que notre prof m’a choisie comme soliste et que June fait
partie du chœur. Parce que, cette année, j’aurais dû chanter en duo avec Dillon
et que June a décidé d’aller avec lui au bal de la promo. Comment ? May a
pris rendez-vous avec Tania, la prof responsable de la chorale et le principal McKinley
afin de les prévenir. En raison de mon comportement inacceptable à la maison,
elle a été contrainte de prendre des mesures drastiques. Pour le spectacle du
lycée ? Ma belle-mère leur fait confiance : il y a d’autres élèves
tout aussi talentueux que moi.
Bilan :
Tania m’a passé un savon – à ses yeux, je suis irresponsable, inconséquente,
égoïste et j’en passe. June est la nouvelle partenaire de Dillon. Elle s’est
débrouillée pour lui dire le plus de mal de moi possible. Il me parlait avant
que je sois exclue de la chorale. À présent, il m’évite comme si j’étais
pestiférée. Il n’y a pas que lui, d’ailleurs. Les autres membres du glee club
m’ont tourné le dos. Elle leur a raconté plein de mensonges sur moi : je
fais des trucs bizarres, je parle toute seule, je suis violente, j’ai tué les
poissons rouge de Billy. Il y a même eu des tags dans les toilettes des filles
et sur mon casier. Des mots genre :
FREAKSHLEE
ASHLYLUM
Pas
de quoi faire de moi un bouc émissaire. Juste assez pour activer le bouche à
oreille – « Pourquoi il y a écrit ça ? » « Tu sais pas ?
Il paraît que… » – me transformer
en paria.
J’aurais
bien voulu me défendre : dire à la prof que May avait tout inventé,
prendre Nate ou Jenny à part et leur expliquer ce qui m’arrivait, mais je n’ai
pas osé. Tania ne m’aurait pas cru. June est dix fois plus populaire que moi,
autrement dit bien plus intéressante, même si c’est une menteuse.
Et
puis, j’ai tellement peur de May que je ne l’ai pas un instant envisagé. C’est une habitude, je suppose. À force de
prendre des coups, on finit par trouver normal d’être maltraité. On s’habitue à
vivre par le petit bout de la lorgnette, à respirer dans la crainte. Cela
devient un mode d’être, de pensée. On se satisfait de misérables victoires sans
chercher à rompre ses chaînes ni à se rebeller D’ailleurs, pourquoi
essaierait-on, puisque l’autre – maître, mari, amant, parent, marâtre – est
tout-puissant ?
Au
début, j’ai beaucoup pleuré. Ensuite, je me suis résignée. Depuis, j’évite tout
contact avec les autres élèves, de peur que June salisse de nouveau ma réputation.
Je déjeune seule, sans musique dans les oreilles : mon lecteur MP3 a fini,
comme mon téléphone portable, dans un tiroir fermé à clef. Confisqué par May
sous je ne sais quel prétexte bidon.
Je
m’en moque. La musique, je l’ai dans ma tête, je l’ai dans mon cœur. Elle
s’exprime au gré de rythmes et de rimes sur les pages quadrillées du carnet qui
ne me quitte jamais. De chansons griffonnées à la hâte. Comme celle-ci.
J’ai pas mal de bleus à
l’âme et de lames enfoncées
Dans mon cœur, dans mon
corps, sans pitié sans remords
Pour me vider de ma sève, de mes rêves, pour me
briser.
Je résiste, je subsiste :
mon espoir est plus fort
Que leur haine mesquine,
malveillante et vaine
Et le sang qui coule dans
mes veines
Porte en lui pour
toujours le souffle de l’amour...
Un
jour, il faudra que je me décide à en faire quelque chose. Les montrer à
LaDonna, pour commencer. LaDonna, c’est ma marraine-fée. C’est comme ça que je
l’appelle, c’est comme ça que maman l’appelait aussi. Parce qu’elle est
toujours là quand on a besoin d’elle, parce qu’elle est généreuse, gentille, et
qu’elle trouve toujours une solution à tout.
Elle
et moi, on habite le même immeuble. Elle, au premier. Moi, au quatrième. Dès
que je peux, je file par l’escalier de service et je la rejoins. Elle est professeur
de chant. À la fin, quand maman est partie à l’hôpital, elle me gardait des
jours entiers. Après sa mort, elle s’est occupée de moi jusqu’à ce que papa
aille assez bien pour reprendre les rênes de sa vie, de notre vie sans maman. Lorsque
May et sa fille se sont installées à la maison, elle a recueilli Kitty, notre
chatte tigrée, à laquelle June était, comme par hasard, « allergique au dernier degré ». LaDonna
dit que ma voix est plus belle encore que celle de maman, qu’elle aurait été fière
de moi. Longtemps, j’ai imaginé qu’elle veillait sur moi depuis les étoiles et
m’encourageait à chanter. Cela me réconfortait.
À
présent, j’espère simplement qu’un jour, je me monterai digne de son talent.
Kitty
gratte à la fenêtre, interrompant mes pensées. Autour de son cou, un collier
rouge dans lequel est glissé un petit morceau de papier. Nous communiquons
ainsi, LaDonna et moi : généralement, je lui demande si je peux venir,
elle m’indique par retour de chat si la voie est libre ou s’il faut que j’attende
un peu. Au début, je me contentais de descendre l’escalier de service
jusqu’au premier. Des voisins trop bavards et trop naïfs en ont fait la
remarque à May. Depuis, j'ai interdiction de lui rendre visite et nous avons
établi ce rituel.
Je
soulève la fenêtre. Kitty s’enroule entre mes jambes, me précède jusqu’au lit
et s’allonge sur le dos en ronronnant. Je caresse son poil doux, plus clair et
plus épais sur le ventre, je gratte sa tête, son menton, puis je déplie le
message que ma marraine-fée m’a envoyé.
Ashlee,
Dans une semaine, ce sera
officiel : cette année, la BSA organise ses auditions en avance. Cela ne
nous laisse quinze jours à peine pour travailler les chansons que tu présenteras
et obtenir une bourse d’études. À partir de maintenant, répétition, chaque
soir, à la maison.
LaDonna
PS : la voie est
libre !
Mon
cœur bat trop vite. Mes mains sont moites. Intégrer la prestigieuse Brooklyn
School of Arts, c’est mon souhait depuis toujours. L’école accueille et forme
les meilleurs talents à la danse, au chant et à la comédie. De nombreuses
célébrités qui se produisent à Broadway et sur la scène internationale en sont
issues. Si je suis admise là-bas…
—
Ashleeee !
La
voix haut-perchée de ma belle-mère me fait grincer des dents. Lorsqu’elle m’appelle,
c’est pour me reprocher quelque chose ou me donner un ordre. À la suite de la
chatte tigrée, je me glisse discrètement à l’extérieur.
Aujourd’hui,
je n’ai aucune envie d’obéir – et tant pis pour les conséquences.
Aujourd’hui,
j’ai la possibilité de réaliser mon rêve, et je ne laisserai personne m’en
empêcher.
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