II
— Iiiiiil me dit des mots d’amooouuur…
Entendre
June me hérisse. Je ne peux m’empêcher de penser à ce que me répète LaDonna,
lorsqu’elle me fait travailler. « Tu dois chanter comme tu respires,
Ashlee : avec ton ventre. Sinon, tu ne parviendras jamais à trouver ta voix. » June chante avec son égo,
c’est sans doute pour ça qu’elle n’arrive à rien. Je sais, c’est mesquin, de
penser cela. Mais c’est la vérité. Ce qui lui importe ? La performance.
Être capable de « faire comme » la dernière star à la mode. June a
tellement besoin d’occuper l’espace et d’être remarquée qu’elle n’a jamais pris
la peine d’être sincère. Son timbre manque de chaleur, de profondeur et,
lorsqu’elle peine sur un morceau, chaque fausse note semble amplifiée.
Avant,
lorsque je préparais à manger, lorsque je faisais le ménage et même sous la
douche, je reprenais les airs sur lesquels June peinait le plus. C’était un jeu
dangereux et perfide. Il a duré jusqu’à ce jeudi de décembre où May m’a
attendue à la sortie de la douche et traînée jusqu’à la salle de musique,
ouverte sur les rues enneigées de Brooklyn. Elle m’y a abandonnée, grelottante une nuit entière. « Ça t’apprendra à te
moquer de ma fille, » a-t-elle lancé juste avant de fermer les fenêtres.
Cela
s’est passé il y a deux ans, la veille du spectacle de Noël du collège, pendant
une absence de mon père. J’ai réussi à chanter Jingle Bells et Merry
Christmas avec les autres ; je me suis effondrée, fiévreuse et malade,
juste après.
LaDonna
m’a fait promettre-jurer de ne pas recommencer à me moquer de June ainsi. J’ai
obéi. De toute façon, je suis plus douée qu’elle, je le sais. Ni June ni sa
mère, à moins de me couper la langue ou les cordes vocales, n’y pourront rien
changer.
Au
début, j’ai souffert de leur rejet. J’ai passé des nuits entières,
recroquevillée dans mon lit, à pleurer à cause d’elles. Je ne comprenais pas ce
que je faisais de travers pour mériter leur colère et leur mépris. Quand May et
June sont entrées dans notre existence, je le jure, je les ai accueillies à
bras ouverts. J’étais d’accord pour les aimer. J’ai prêté mes jouets et mes
livres à ma nouvelle sœur. Je lui ai présenté mes amis. Je l’ai même défendue,
une ou deux fois, à l’école, contre des gamins plus âgés.
J’ai
découvert bien plus tard, les restes du vieil ours en peluche reçu pour mes
sept ans au fond d’un placard. Je croyais l’avoir perdu, comme Matilda de Roald Dahl, l’un de mes
romans préférés. La vérité, c’est que June l’avait lacéré et planqué pour le
seul plaisir de me blesser. May m’a grondée bien sûr. « C’est ainsi que tu prends soin des
souvenirs de ta maman ? » J’ai fondu en larmes. Petite, je faisais du
roller avec Minnie et Tad, qui habitaient l’immeuble voisin. Ils ont déménagé
six mois après l’arrivée de June. Ils ne m’adressaient plus la parole, quand
ils sont partis. Tad était amoureux de ses boucles blondes comme les blés.
Minnie, à qui elle avait offert des colliers de bonbons, la suivait comme une
ombre.
À
leurs yeux, je n’existais plus.
Avec
May aussi, j’avais voulu être gentille et bien élevée. Pour notre premier Noël en
famille reconstituée, je lui ai offert une boîte à bijoux que j’avais faite
moi-même, à l’école. Elle l’a à peine regardée. Pour la fête des mères, j’ai appris
un poème que je me suis appliquée à réciter devant elle. June s’est jetée sur
moi en hurlant qu’elle n’était pas ma mère. « C’est vrai, a dit May. Tu
sais, Ashlee, ce n’est pas parce que tu n’as plus la tienne qu’il faut voler
celle des autres. »
Papa
n’a pas relevé. Alors, j’ai réalisé que ni May ni June ne voulaient de moi.
Quant à lui, l’amour et le besoin désespéré de fonder un nouveau foyer l’aveuglaient.
Il était incapable de m’aider.
Je
lui en ai voulu. J’ai refusé de l’embrasser le soir avant de me coucher. J’ai
ignoré la fête des pères. J’aurais mieux fait de m’abstenir : coquine et
gentille, tout en bisous et en câlins,
June s’est engouffrée dans la brèche. Elle a gagné par K.O. et je n’ai rien vu
venir. En deux temps trois mouvements, elle est devenue sa préférée.
Désormais,
même si j’en veux toujours à papa, je me suis faite à l’idée de ne plus
vraiment faire partie de sa vie. J’habite avec sa famille, mais je suis devenue
une étrangère à ses yeux. Il n’a pas eu à faire beaucoup d’efforts pour cela. Maman
était métisse : j’ai hérité de ses cheveux crépus et de sa peau couleur de
miel. Comme May, June est blanche comme un pot de yaourt – je sais, ce n’est
pas très charitable –, avec de gros yeux bleus globuleux et des cheveux clairs.
Mon père, lui, a les prunelles vertes des Irlandais dont Billy a hérité.
Je
suis la seule personne de couleur, à la maison ; ni May ni June ne se
privent pour me le faire sentir, même en sa présence. Il ne dit rien.
Le
reste, j’arrive à encaisser. Mais ça, j’ai du mal. Parce que, par son silence,
il accepte que le souvenir de maman soit sali. Il l’aimait, pourtant. Assez
pour l’épouser contre l’avis de sa famille et se brouiller avec des parents et
un frère aîné racistes, qui avaient tout tenté pour les séparer. Je me
rappelle la lueur émue dans le regard de maman lorsqu’elle me racontait cette
histoire : « Si vous ne voulez
pas de Keshia, vous ne me reverrez plus!
il a dit. Viens, mon alouette. On
n’a plus rien à faire ici. Sur ces mots, Nigel a claqué la porte et plus
jamais nous n’avons remis les pieds là-bas. »
Depuis
des années, May insiste pour que papa renoue avec les siens. Jusqu’à présent,
il n’a pas cédé. Tant mieux.
Ainsi,
je n’ai pas le sentiment qu’il la trahit complètement.
L’an
dernier, Billy m’a demandé pourquoi j’étais noire. « T’es pas aussi foncée
que LaDonna, mais un peu quand même.» J’ai voulu lui montrer des photos :
celles du mariage et des vacances en bord de mer, celles de ma naissance et de
mon premier d’Halloween, celles du dernier concert de maman, enfin. Toutes
avaient disparu.
Heureusement,
j’avais encore les miennes, soigneusement conservées dans un scrapbook décoré de
feuilles et de fleurs séchées que je dissimulais sous mon matelas. « Elle
était belle, ta mère, a murmuré Billy. Elle s’appelait comment ? »
« Keshia. » Après, il a voulu savoir ce qu’elle chantait, et comment
elle était morte. Je n’ai pas pu lui répondre. Une boule dans ma gorge
m’empêchait de parler. Je lui ai caressé la tête. Mon petit frère a compris,
m’a dit qu’il était désolé. J’ai pleuré un après-midi entier. Jusqu’à ce que je
sois assez calme pour écrire dans mon carnet.
Même si son père et son
frère faisaient la paire
Pour lui interdire de
sortir le soir et la frappaient
Quand elle rentrait tard,
Keshia ignorait leur colère :
Car elle rêvait de
chanter comme Billie Holiday.
Personne ne l’en
empêcherait. Un homme l’a repérée
Dans un bar mal famé ;
après un verre, il lui a proposé
Un premier concert pour
mettre le monde à ses pieds.
Ce soir-là, j’ai entraîné Billy Boy dans
l’escalier de service et j’ai fredonné son histoire, juste pour nous deux. Les
succès de quartier, la rencontre avec mon père, les années heureuses puis la
maladie, les cheveux qui tombent et l’épuisement, les dernières semaines à la
maison, l’hôpital avec ses draps blancs et verts, son lit trop grand.
À
la fin, Billy était en larmes. Il était
tellement bouleversé qu’il en a parlé, le lendemain, pendant le déjeuner. J’ai
eu la présence d’esprit de cacher mon album-photo et mon carnet chez LaDonna
avant que ma belle-mère ne veuille s’en emparer.
Une
semaine plus tard, en représailles, je perdais définitivement le droit d’avoir
une pièce à moi et je rejoignais mon petit frère dans sa chambre. Ce n’est pas
grave. Billy boy est mon rayon de soleil. Quand j’ai envie, ruer dans les
brancards, arracher les yeux de June ou de May, il me suffit de songer à son
sourire plein de fossettes pour me calmer.
Seule,
il y a longtemps que j’aurais craqué, l’occasion rêvée pour ma belle-mère de
mettre à la porte de l’endroit où je suis née. Grâce à lui, je tiens bon et je
continue à rêver, parfois de leur botter les fesses et de les virer de chez
moi.
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