C’est
la catastrophe. Oublier mes affaires, passe encore. Mais le carnet où sont
consignés tous mes textes, toutes mes chansons ? Ma seule consolation, c’est que si Dillon les
a récupérées, il ne les divulguera pas. J’espère juste que c’est lui, et non un
anonyme ou cette journaliste, qui a mis la main dessus. Demain, de toute façon, tout sera fini. La
« fille au sweat-shirt gris » participera à la dernière journée
d’audition et dévoilera son identité.
Même
si cela me tord le ventre à l’idée d’affronter ma belle-mère et June, même si
cela signifie que, pour la première fois de mon existence, je m’opposerai
franchement à elles. De toute façon, que me feront-elles en représailles ?
Plus grand-chose. Le lycée se termine bientôt. Mes notes sont bonnes. Mon
avenir à la BSA se présente plutôt bien.
—
Ashlee ?
Mon
petit frère m’appelle d’une voix qui tremble légèrement.
—
Je suis rentrée, Billy boy. Ne t’inquiète pas.
—
Je peux venir ?
—
D’accord.
Aussitôt,
il me rejoint sous la couette et se love contre moi, comme un petit animal en
quête de chaleur. Je sombre en songeant que le pire qu’elles pourraient m’infliger
serait de me séparer de Billy. Je passe une nuit agitée. Je rêve que je me
produis devant une foule immense. Au début, je ne distingue pas les visages.
Peu à peu, leurs traits dessinent devant moi. Ceux de ma mère, avec ses yeux immenses et son doux sourire,
ceux de Billy, petite bouille ronde et étonnée, ceux de LaDonna, de Dillon, de
mon père et de plus en plus nombreux, ceux de May et June. Duplicatas. Clones
hurlant des insultes, se lançant à ma poursuite, toutes griffes dehors. Je me
réveille en sursaut en sursaut, en nage. Impossible de me rendormir.
Alors,
je m’assieds à mon bureau et je réfléchis à une nouvelle chanson. Une chanson
pour dire qui je suis. Une chanson pour enlever mon sweat-shirt gris et
redevenir Ashlee. J’en ai assez de me cacher. Bizarrement, ce cauchemar, loin
de m’effrayer, m’a donné le courage qui me manquait pour affronter les miens.
Maman m’a légué son talent. Je me montrerai digne de cet héritage, ne laisserai
plus jamais quiconque étouffer ma voix.
Quand
le soleil se lève, elle est presque terminée. Je la plie soigneusement et la
glisse dans ma taie d’oreiller.
C’est
décidé. Aujourd’hui, je monte sur la scène de la BSA. Personne ne m’en
empêchera. June et May seront trop accaparées par l’audition pour s’intéresser
à moi. Et papa a promis à Billy de l’emmener au Prospect Zoo de Brooklyn.
Je
m’étire et jette un coup d’œil par la fenêtre. Une douce lumière traverse les
nuages. De bonne humeur, j’enfile un bas de survêtement et me rends dans la
cuisine : je vais préparer des muffins pour le petit-déjeuner. Billy en
raffole. Papa aussi. Il m’a manqué, malgré tout.
L’arôme
puissant du café l’attire dans la pièce. Il m’embrasse et s’installe à table.
Je l’observe discrètement : tempes grisonnantes, rides, épaules voûtées.
Il a l’air vieux, fatigué. Les missions qu’il effectue aux quatre coins du
monde pour sa compagnie l’épuisent. Depuis qu’il a accepté ce poste d’expert
international, mon père n’a pas passé plus de quinze jours d’affilée à la
maison. Bien sûr, son salaire a doublé. Il a ainsi pu faire un emprunt pour
acheter cet appartement et mettre de l’argent de côté pour ses enfants – June
et Billy en priorité.
Mon
petit frère déboule comme une furie, saute dans ses bras, réclame un câlin,
s’approche des gâteaux encore chauds.
—
Ne mange pas trop, Billy boy, d’accord ?
—
Mais…
—
N’oublie pas que tu viens d’être malade.
—
D’accord, soupire-t-il.
Papa
se racle la gorge et me sourit. Un sourire un peu gêné aux entournures, mais
sincère. À la minute même où je songe que nous sommes bien tous les trois
ainsi, May et June réduisent en miettes ces moments éphémères.
—
Salut papa ! s’exclame ma demi-sœur en passant les bras autour de son cou.
Je
me raidis. Je déteste qu’elle l’appelle ainsi.
—
Je suis tellement contente que tu sois retour, Nigel, susurre May en lui effleurant
tendrement l’avant-bras.
—
J’espère bien profiter de cette semaine avec vous, répond-il. Vous me manquez
beaucoup, vous savez !
Merveilleuse
scène de famille, à laquelle, du bout des lèvres, je suis autorisée à
participer. Je me demande soudain comment aurait été la vie, si maman et moi
nous étions trouvées à la place de May et de sa fille. Si June avait été
l’orpheline, et pas moi. Cela ne serait pas tous les jours bien passé. C’est
impossible, je crois. Mais je suis certaine, en revanche, que maman se serait
occupée d’elle comme de sa propre enfant. Moi, j’aurais peut-être eu du mal à la
partager, mais je me serais quand même entendue avec elle…
—
À quelle heure ont lieu les auditions, aujourd’hui ? interroge papa.
—
En début d’après-midi. D’ailleurs, ce serait bien…
—
Papa, ça te dit de me voir en vidéo ?
interrompt June. Il y avait des journalistes, hier. Ils ont filmé et je
crois que c’est en ligne…
—
Tu te rends compte, Nigel ? Ta fille est officiellement sur YouTube, c’est
merveilleux ! renchérit May.
June
a déjà une chaîne perso sur laquelle elle enregistre régulièrement des
chansons. Je sais qu’elle a pas mal d’abonnés, je l’ai entendue s’en vanter
auprès d’Ellen et d’autres filles du lycée, mais ce n’est pas la même chose.
Son
passage sur la scène de la BSA ressemble plus à des premiers pas dans le monde
des stars et des paillettes dont elle et May ont toujours rêvé.
June
et ma belle-mère se précipitent dans le salon, allument l’ordinateur, se
connectent. Papa me contemple un moment, sourcils froncés, boit une gorgée de
café et le repose avec un soupir sur la table. Dans ses yeux, je lis le doute,
un brin de culpabilité, les années qui défilent peut-être, années d’éloignement
et de désertion. Pourtant, il ne me demande pas pourquoi je ne participe pas
aux sélections. Il ne cherche pas aller plus loin que les critiques de May – je
ne suis pas motivée, rien ne m’intéresse de toute façon.
Je
ne comprends pas son attitude.
Que
me reproche-t-il ? À moins que ce soit lui,
qui ait quelque chose à se reprocher ? Je me rappelle une conversation que
j’ai eue avec LaDonna, à son sujet. Je ne sais plus à l’occasion de quelle
injustice, je me suis réfugiée chez elle. Ma marraine-fée m’a préparé un lait
chaud avec du miel et un peu de cannelle, m’a consolée comme elle pouvait. Ce
jour-là, LaDonna m’a expliqué qu’il était parfois plus facile de fermer les
yeux sur une injustice que de s’y opposer, d’en devenir le complice plutôt que
de se remettre en question.
Mon
père rejoint son épouse et sa fille du côté du PC. Je le suis, de loin, mon
petit frère accroché à ma main.
Phoebe,
la journaliste d’hier commente d’une voix excitée la soirée au Pumpkin. Derrière elle, je reconnais la
scène du bar, les mimes, puis je me vois grimper sur l’estrade, me planter, mains
dans les poches, face au micro et chanter.
T’es la mieux protégée,
tu te bardes
De reflets vieux comme toi
et moi.
Chacun pour soi c’est la
même loi
De ton côté du miroir et
du mien
Ce soir, tu pourrais y
mettre du tien…
Mon
visage reste dans l’ombre. Mais ma silhouette mince, presque trop frêle, me
paraît si reconnaissable que j’en ai les genoux qui tremblent. Je me détourne,
le ventre noué. Je sens le regard de May peser sur moi. Impossible qu’elle
n’ait pas deviné qui se cache derrière ce sweat-shirt à capuche gris.
—
Elle est douée, cette petite ! souffle mon père. On sait qui c’est ?
—
Non, répond sèchement May.
— Dommage qu’on ne voie pas son visage, ajoute
mon père. Tu ne peux pas afficher en plein écran ?
June
s’exécute. Mon cœur s’emballe. Heureusement, mon morceau se termine à ce
moment-là. Coupant les applaudissements, Phoebe, de retour à la BSA, donne la
parole à Marvin Jones.
— Elle est vraiment prodigieuse.
Une idée de son identité ?
— Malheureusement non.
Elle s’est volatilisée avant que l’on
puisse l’approcher. Si elle nous regarde en ce moment, je veux qu’elle sache
que la BSA lui ouvrira ses portes avec joie. Il lui suffira de se présenter,
cet après-midi…
— Seriez-vous prêt à lui
offrir une bourse d’étude ?
— Bien sûr. Vous savez,
Phoebe, une voix comme la sienne, c’est rare. Très rare.
June
s’est levée. Elle demeure plantée devant la chaîne, poings serrés. May s’approche
d’elle, caresse ses longs cheveux blonds, la serre contre elle.
—
Ne t’inquiète pas, tu y arriveras.
—
Non, je n’y arriverais pas ! Tu n’as pas écouté ce qu’il a dit ? gronde
ma demi-sœur en se dégageant brusquement. La bourse est pour elle ! Ça
sert à quoi d’aller là-bas, hein ? Tout est déjà décidé…
—
Ma chérie, souffle May d’un ton apaisant. D’abord, elle n’ira peut-être pas.
Ensuite, ton père et moi avons les
moyens de te payer les études de ton choix. Alors, ce qui compte avant tout,
c’est que tu intègres cette école, d’accord ? D’ailleurs, entre Let It Go et la jolie robe que papa t’a
rapportée, ça m’étonnerait que tu ne remportes pas tous les suffrages !
Allez, va t’habiller…
June
s’éclipse en traînant les pieds. May me lance un coup d’œil mauvais. Une sourde
angoisse monte en moi. Contrairement à mon père, elle a reconnu ma voix. Si
elle avait des doutes sur l’identité de la fille au sweat-shirt gris, cette
vidéo les a dissipés. Elle va tout faire pour m’empêcher de participer à cette
dernière journée de sélections.
—
Nigel, ce serait bien que tu accompagnes ta fille à l’auditorium, sourit-elle.
—
C’est-à-dire que… J’ai promis à Billy de l’emmener au zoo, aujourd’hui,
rétorque-t-il en ébouriffant les cheveux de son fils qui le regarde d’un air
ravi.
—
June a besoin de se sentir soutenue,
surtout aujourd’hui. Tu devrais l’accompagner, murmure-t-elle en posant la main
sur son avant-bras. Billy et toi, vous irez voir les singes demain.
Papa
réfléchit quelques secondes, puis hoche la tête.
—
Tu as raison, comme toujours ! Allons-y tous les deux : c’est
important qu’on soit là pour elle.
—
J’avais l’intention de rester à la maison pour m’occuper de Billy.
May ?
S’occuper de Billy ? C’est une plaisanterie. Sauf, évidemment, si elle a
décidé de m’empêcher de quitter l’appartement.
—
Ashlee peut le surveiller. June aura besoin de ton soutien autant que du mien,
insiste mon père.
Ma
belle-mère est coincée : impossible d’avouer qu’elle m’emprisonne parce
qu’elle ne supporte pas l’idée que je sois plus douée que June.
Billy
se lève, les yeux embués de larmes. Il aurait aimé passer l’après-midi avec son
père et qu’il se sent trahi. Il a envie d’être seul, je le devine. De digérer
son chagrin dans le silence de notre chambre. Alors, pour ne pas le déranger,
je m’installe à la table du salon pour m’avancer sur mes leçons d’histoire. On
étudie les discours de Martin Luther King, l’histoire de Rosa Parks, qui refusa
de céder sa place à un Blanc dans le bus et aussi, celle des neuf de Little
Rock, ces lycéens noirs qui intégrèrent, en 1957, un établissement pour Blancs.
Aujourd’hui, c’est différent : les élèves se mêlent les uns aux autres
grâce au sport et aux différents clubs – choral, échecs, journal.
Pourtant…
Odeur
de poudre et de parfum de luxe. Ongles rouge sang s’enfonçant dans mon bras. Je
sursaute. Ma belle-mère approche son visage du mien, si près que je discerne
chaque grain de poudre blanche sur ses rides.
—
Je te conseille de te tenir à carreau, Ashlee. Tente quoi que ce soit et tu le
paieras très cher…
Le cœur glacé, je hoche la tête, fixe lèvres
serrées l’empreinte de ses griffe sur ma peau brune. Cette femme me fait peur.
Jamais je ne pourrai me débarrasser de l’étau qui enserre ma gorge lorsqu’elle
est là. Cette fois, cependant, je suis déterminée à braver sa colère et sa
méchanceté.
Peu
de temps après, la porte claque. Billy et moi sommes seuls dans l’appartement. J’inspire,
un grand coup, me lève. Le rejoins dans la chambre d’un pas décidé.
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