VIII
Le
Pumpkin est bondé. J’ai vu des
journalistes, à l’entrée. J’ai ôté mon sweat-shirt, je n’avais pas envie d’être
identifiée. Le videur, le même qu’hier, m’a reconnue et m’a laissée passer avec
un clin d’œil discret. Dans la salle, j’aperçois Marvin Jones et ses deux
collègues, assis exactement à la même place qu’hier. LaDonna n’est pas encore
arrivée. Dillon est là, en revanche, accompagné d’une fille d’une vingtaine
d’années qui possède les mêmes yeux sombres et les mêmes pommettes hautes que
lui et d’un jeune latino moulé dans un tee-shirt et un jean noirs. Je me
rappelle ses confidences de la veille : sa sœur danse le tango. Celui qui
les accompagne doit être son partenaire. Mon premier mouvement est de les
rejoindre, à la petite table de bar rond et haut-perchée qu’ils ont prise
d’assaut, près de la scène. Je me retiens : Dillon n’a pas fait le lien
entre la fille d’hier et la paria du lycée.
Alors,
comme la veille, je me faufile jusqu’au comptoir et je demande un coca. À
visage découvert, je me sens bizarrement anonyme, protégée. Un trio grimpe
sur la scène. Deux femmes grimées en Pierrot, une troisième tout de noir vêtue,
qui tient contre son cœur un violon. Ce sont des mimes. Les danseuses évoquent
des automates qui se meuvent en miroir, au bon vouloir de la musique. Animées
par les grincements et les brusques envolées de l’instrument, elles s’élèvent,
s’affaissent, se tordent, s’enlacent. Leur performance est belle, mais me met
mal à l’aise. Un guitariste les remplace. J’ai du mal à me concentrer sur ses
mélodies. La présence de Dillon me tétanise. Et puis, il y a les dirigeants du
BSA, les journalistes, LaDonna qui n’est pas là, les regards suspicieux de ma
belle-mère…
Accaparé
par June et elle, mon père ne m’a quasiment pas parlé. May, en revanche,
m’a lancé des avertissements toute la soirée.
Si
elle a découvert mon absence, si elle guette mon retour afin de me piéger, je
suis cuite. À moins de trouver un prétexte, dès maintenant, pour justifier mon
lit vide ? Billy dira que j’ai rejoint mon amoureux – et brusquement, je
m’en veux d’avoir donné le prénom de Dillon ! S’il parle, ce sera le
meilleur moyen de déclencher la rage de June ou de perdre la confiance de mon
petit frère. C’est décidé. À la première occasion, je lui expliquerai. En
attendant, que raconter à May si elle me surprend ? Les meilleurs
mensonges, il paraît, contiennent une part de vérité.
Alors,
je lui dirai que je suis allée ici dans l’espoir de chanter, mais que je n’ai
pas eu le cran de monter sur scène. Je lui dirai que j’ai bousculé la
mystérieuse chanteuse, que j’ai réussi à voir ses mains, de la même couleur que
les miennes. Oui, ça me paraît bien. J’attends encore un peu, je me rends aux
toilettes et je me change en lisant les messages gravés sur la porte. Trois
vers sans auteur retiennent mon attention :
Sur scène être soi-même
Masqué, mais sincère
Anonyme dans la lumière
Ils
me semblent particulièrement justes, ce soir. J’ai le sentiment qu’ils ont été
écrits à mon attention. En quelques minutes, je disparais derrière la
« fille au sweat-shirt gris », une fille sans visage, protégée par
son costume de scène. Pourtant, je me sens véritablement moi-même. Une Ashlee
enfin débarrassée de ses entraves, capable d’ouvrir ses ailes sans
craindre qu’on les lui arrache. Tête
basse, prenant bien soin de rester dans la pénombre, je m’approche de
l’estrade. J’attends qu’une jolie blonde aux grands yeux de chat termine une
lecture sous les applaudissements. Dès qu’elle s’en va, je grimpe sur scène. Sans
réfléchir, je me lance dans Reflets,
un texte écrit peu après la rentrée.
Je te regarde dans le
blanc de mes yeux.
À ce jeu de faux-semblants,
tu te gardes
De perdre ta neutralité.
De nous deux,
T’es la mieux protégée,
tu te bardes
De reflets vieux comme toi
et moi...
J’aurais
bien aimé que mon reflet prenne corps et vienne me donner un coup de main dans
mon quotidien. Ç’aurait été pratique : deux pour les corvées, deux pour le
lycée, pour trouver des espaces de liberté et crier, vivre, respirer… Ma
chanson, je la martèle, je la ressens et quand je me tais, elle résonne encore
quelques instants en moi. Puis, comme hier, les gens applaudissent. Du coin de
l’œil, je cherche LaDonna. Mais je ne la vois nulle part. Son absence
m’inquiète. Elle a des soucis de santé, dont elle refuse de me parler. Du coin
de l’œil, je vois une journaliste approcher. Aussitôt, je saute hors de scène, me
dirige rapidement vers les toilettes pour me changer. Il y a la queue chez les
filles comme chez les garçons. Une main, sur mon épaule, me fait sursauter.
—
Salut, toi !
—
Oh ! Dillon…
—
Je ne voulais pas te faire peur, désolé.
—
C’est bon, dis-je, les jambes en coton.
Je
n’ose pas lever mon visage vers lui, de peur qu’il me reconnaisse, mais je
repère un coin d’ombre sur les premières marches de l’escalier menant vers le
balcon.
—
On va s’asseoir en attendant qu’il y ait moins de monde ?
—
Si tu veux.
Il
me suit. Je grimpe quelques marches, me pose derrière la grosse chaîne qui
interdit l’accès à l’étage. Protégée par l’obscurité, j’ose enfin le regarder. Il
s’est appuyé sur la rambarde de fer, mains sur le menton et me contemple,
intrigué. Une fossette creuse sa joue et ses yeux noirs brillent d’une flamme
sourde et troublante.
—
Pourquoi tu te caches ? me demande-t-il à brûle pourpoint.
—
Je ne me cache pas, je…
D’un
geste de la main, il m’invite dans la lumière. Je recule, la gorge nouée.
—
D’accord, c’est vrai, je n’ai pas très envie qu’on me reconnaisse.
—
T’es recherchée par les flics, c’est ça ? sourit-il.
—
Tu as deviné, mais ne parle pas trop fort ! Ils risquent de me repérer…
Complices,
nous éclatons de rire. À plusieurs reprises, il me laisse entendre qu’il a le
sentiment de m’avoir déjà rencontrée et tente de savoir pourquoi je dissimule
mon visage. Chaque fois, j’esquive, je réponds par une plaisanterie – je suis
une dangereuse criminelle échappée d’une prison sécurisée, je suis victime d’un
complot mené par la C.I.A, j’ai été enlevée par des extra-terrestres et je me
suis échappée de leur vaisseau. Dillon se prend vite au jeu et renchérit.
—
Tu sais que la Brooklyn School off Arts est prête à t’offrir une bourse ?
déclare-t-il, plus sérieusement, quand nous avons épuisé tous les poncifs de
films d’action, d’espionnage et de science-fiction.
—
J’ai vu, oui.
—
Ça te tente ?
—
À ton avis ?
Ma
réponse a fusé, plus sèche que je ne le voulais. C’est que je me sens tellement
vulnérable, près de lui ! Mais il ne mérite pas mon agressivité. Pour me
faire pardonner, je décide d’être franche avec lui.
—
Désolée, Dillon. Je ne voulais pas me montrer si brutale. Tout ça me rend super
nerveuse. Je n’avais pas prévu qu’on parle de moi sur le Net.
—
Pas grave. Je comprends.
—
Et toi ? reprends-je après un silence. Tu tentes le concours pour intégrer
l’école ?
—
Non, souffle-t-il en secouant la tête. Ça ne m’intéresse pas. Ce que je
voudrai, c’est continuer à m’occuper des gamins en difficulté.
—
Tu veux devenir éducateur ?
—
Oui.
Dillon
est décidément quelqu’un de bien. Je soupire. J’hésite à ôter mon sweat-shirt
et lui révéler qui je suis. En même temps, j’ai peur qu’il me rejette. Je
n’oublie pas que je suis transparente pour lui, un objet de mépris, lorsqu’il
me croise au lycée.
—
Tu ne m’as toujours pas dit ton prénom, murmure Dillon. Et tu es partie si
vite, hier, que tu ne m’as pas laissé le temps de te demander ton numéro de
téléphone.
—
Je n’en ai pas. Je te jure, c’est la vérité ! Mon père m’en a offert un
l’an dernier, mais on me l’a cassé. Il m’en aurait bien racheté un, mais on lui
a fait comprendre que si je faisais attention à mes affaires, ça ne serait pas
arrivé…
—
On ?
Je
hausse les épaules.
—
J’ai une famille compliquée.
À
cet instant, j’aperçois Phoebe, la journaliste qui a interviewé Marvin Jones
sur YouTube. Elle se glisse dans la
file, son portable collé à l’oreille. Ses yeux furètent, je le devine, dans
l’espoir de me trouver. Une vague de panique monte en moi. Je me sens traquée. J’étouffe.
Je veux qu’on me fiche la paix. Je me lève brusquement.
—
Dillon, faut que j’y aille. Demain, je te dirai qui je suis. C’est
promis !
Sans
attendre sa réponse, je m’échappe, je fuis. Je bouscule les gens, me fraie à
coups de « pardon », « ‘scusez », « désolée », un
chemin jusqu’à la sortie. Une fois dehors, je cours jusqu’à l’angle de la rue.
Lorsque le Pumpkin est hors de vue,
je m’arrête pour reprendre mon souffle.
Une
pluie fine commence à tomber lorsque j’atteins le pied de mon immeuble. Je
prends l’escalier de service, m’arrête un instant devant l’appartement de
LaDonna. Tout est sombre. Elle doit dormir. Il est tard. Je grimpe discrètement
jusqu’à la fenêtre de ma chambre. Le petit morceau de bois que j’ai glissé pour
la coincer n’a pas bougé. Cela veut dire que May n’a pas eu le temps de
vérifier si je dormais. Soulagée, je soulève le battant et me faufile à
l’intérieur de la pièce.
Alors,
seulement, je me rends compte que j’ai oublié le sac contenant mon jean, mon
vieux tee-shirt et mon carnet sur les marches de l’escalier.
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