VI
Sur
scène, je me suis sentie vivante. Vibrante. Presque fiévreuse. Sensation
merveilleuse d’une chrysalide qui s’achève, d’ailes qui se défroissent, se
déploient, se gorgent de lumière. Dissimulée sous la capuche de mon
sweat-shirt, j’ai enfin eu le sentiment d’être moi-même. Peur, doutes, tout
cela a disparu. Il n’y avait plus que les mots et la magie de l’instant. À la
fin de ma chanson, il y a eu des applaudissements, des sifflements. On m’en a
réclamé une autre, mais je me sentais vidée, étourdie. Alors, j’ai sauté en bas
de la scène et je me suis mêlée à la foule, le temps de recouvrer mes esprits.
Un
couple a pris ma place, sur l’estrade. Elle est rousse. C’est un Noir.
Ensemble, les yeux dans les yeux, ils chantent et jouent des percussions. Aux
commentaires que j’entends près de moi, je comprends qu’il s’agit d’une
composition afro-celte.
Je
tente de rejoindre LaDonna, mais elle n’est plus à sa table. Je la cherche
parmi la foule, en vain. Elle s’est volatilisée. À moins que mon inconscient
n’ait inventé sa présence pour me rassurer ? De l’autre côté de la
pièce, j’aperçois plusieurs membres du jury du BSA. Marvin Jones, en
particulier, avec son chapeau melon vissé sur son crâne lisse. L’un d’eux, une
jeune femme aux courts cheveux roses
cherche dans la pièce, les yeux plissés. Instinctivement, je me fonds dans la
foule. Je combats mon envie de fuir et
me force à rester. Les rythmes puissants, envoûtants du duo qui me succède me
détendent un peu. Je m’approche de l’extrémité du comptoir. J’examine la carte
des boissons inscrite sur le grand tableau noir : bière brune, bière
rousse, bière blonde, whisky, bourbon, quelques sodas. J’hésite à en commander
un. À cet instant, une main se pose sur mon avant-bras.
—
C’était super.
Mon
cœur manque un battement. C’est la voix de Dillon.
—
Merci.
—
Tu m’as scotché. Vraiment. Je peux t’offrir un truc à boire ? Pour te
remercier, ajoute-t-il avant que je puisse protester.
Je
me rencogne dans les ombres. Garder la tête basse. Respirer lentement, pour
garder le contrôle de mon corps, de ma voix.
—
D’accord. Je veux bien un coca.
Je
songe soudain aux mensonges que j’ai racontés à mon petit frère sur Dillon, sur
notre baiser. À présent, mes joues brûlantes. Heureusement, elles sont
dissimulées par la pénombre et ma capuche.
—
C’est la première fois que je te vois au Pumpkin,
me dit-il.
—
Je viens de temps en temps, mais je n’avais jamais osé passer le cap. Et
toi ?
—
Moi, dès que j’en ai l’occasion, je viens ici. J’aime bien l’ambiance. Tout le
monde se mélange, les gens se fichent de ton origine. Ils sont là pour le
partage, pour l’instant. Pour un moment de joie éphémère, ajoute-t-il d’une
voix où je devine un sourire. Ton texte était vraiment beau…
—
Merci, dis-je avec le sentiment gênant de n’avoir aucune conversation, de me
répéter. Et toi… Ça t’arrive de grimper là-haut ?
—
J’ai chanté Come As You Are pour
l’anniversaire de mon meilleur ami. C’est marrant, d’ailleurs. À la chorale du
lycée, notre coach a choisi cette chanson de Nirvana pour mon solo de fin
d’année.
—
Oh…
— Mais c’est la seule fois où je suis monté
sur l’estrade. Tu viens ici parce que tu as écrit un poème, composé une
chanson… Les trucs genre karaoké, c’est un peu moyen. Et toi ? Tu écris
depuis longtemps ?
—
Depuis la mort de ma mère. Au début, pas des chansons. Juste des mots, parce
que c’était le seul moyen que j’avais trouvé pour arrêter de pleurer. Après, je
me suis rendu compte que c’était comme une respiration pour moi. Et puis, chercher
des rythmes, des rimes, me permet de canaliser mes émotions.
—
J’aimerais bien écouter un autre de tes textes.
Je
hoche la tête en silence. Je bois une gorgée de coca puis, parce que j’ai peur
qu’il me pose d’autres questions, je l’interroge sur sa vie, ses goûts, ses
rêves. J’apprends qu’il a une sœur aînée, passionnée de tango. Grâce à elle, il
a découvert les danses de salon. Il y a deux ans, alors qu’il cherchait un job
pour se payer des stages d’été, il a entendu parler des ateliers inspirés par
le projet éducatif de Pierre Dulaine et a décidé d’y participer.
—
Voilà ! termine-t-il en riant. Tu sais tout de moi. Mais toi ? Tu vas
dans quel lycée ?
Si
je lui avoue, il devinera mon identité.
—
Je dois y aller…
—
Attends ! Je ne connais même pas ton prénom !
Je
m’échappe, m’enfuis comme une voleuse, submergée par un mélange de peur et de
tristesse. Je rentre à la maison en
rasant les murs, me recroquevillant comme une petite vieille chaque fois que je
perçois un bruit. Quand je grimpe les escaliers, les marches grincent. Le métal
des rampes contre mes paumes est glacé.
Je
me glisse sous la couette. Je ferme les yeux. Alors, l’excitation de la soirée, le souvenir de ces
instants de joie pure, de ma discussion avec Dillon, me reviennent. Trop
d’émotions. Je me tourne et me retourne, je n’arrive pas à m’endormir. Peu
avant l’aube, enfin, je sombre dans un
sommeil agité.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire