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dimanche 24 décembre 2017

La fille au sweat-shirt gris : épisode VI




VI

Sur scène, je me suis sentie vivante. Vibrante. Presque fiévreuse. Sensation merveilleuse d’une chrysalide qui s’achève, d’ailes qui se défroissent, se déploient, se gorgent de lumière. Dissimulée sous la capuche de mon sweat-shirt, j’ai enfin eu le sentiment d’être moi-même. Peur, doutes, tout cela a disparu. Il n’y avait plus que les mots et la magie de l’instant. À la fin de ma chanson, il y a eu des applaudissements, des sifflements. On m’en a réclamé une autre, mais je me sentais vidée, étourdie. Alors, j’ai sauté en bas de la scène et je me suis mêlée à la foule, le temps de recouvrer mes esprits.
Un couple a pris ma place, sur l’estrade. Elle est rousse. C’est un Noir. Ensemble, les yeux dans les yeux, ils chantent et jouent des percussions. Aux commentaires que j’entends près de moi, je comprends qu’il s’agit d’une composition afro-celte.
Je tente de rejoindre LaDonna, mais elle n’est plus à sa table. Je la cherche parmi la foule, en vain. Elle s’est volatilisée. À moins que mon inconscient n’ait inventé sa présence pour me rassurer ? De l’autre côté de la pièce, j’aperçois plusieurs membres du jury du BSA. Marvin Jones, en particulier, avec son chapeau melon vissé sur son crâne lisse. L’un d’eux, une jeune femme  aux courts cheveux roses cherche dans la pièce, les yeux plissés. Instinctivement, je me fonds dans la foule.  Je combats mon envie de fuir et me force à rester. Les rythmes puissants, envoûtants du duo qui me succède me détendent un peu. Je m’approche de l’extrémité du comptoir. J’examine la carte des boissons inscrite sur le grand tableau noir : bière brune, bière rousse, bière blonde, whisky, bourbon, quelques sodas. J’hésite à en commander un. À cet instant, une main se pose sur mon avant-bras.
— C’était super.
Mon cœur manque un battement. C’est la voix de Dillon.
— Merci.
— Tu m’as scotché. Vraiment. Je peux t’offrir un truc à boire ? Pour te remercier, ajoute-t-il avant que je puisse protester.
Je me rencogne dans les ombres. Garder la tête basse. Respirer lentement, pour garder le contrôle de mon corps, de ma voix.
— D’accord. Je veux bien un coca.
Je songe soudain aux mensonges que j’ai racontés à mon petit frère sur Dillon, sur notre baiser. À présent, mes joues brûlantes. Heureusement, elles sont dissimulées par la pénombre et ma capuche.
— C’est la première fois que je te vois au Pumpkin, me dit-il.
— Je viens de temps en temps, mais je n’avais jamais osé passer le cap. Et toi ?
— Moi, dès que j’en ai l’occasion, je viens ici. J’aime bien l’ambiance. Tout le monde se mélange, les gens se fichent de ton origine. Ils sont là pour le partage, pour l’instant. Pour un moment de joie éphémère, ajoute-t-il d’une voix où je devine un sourire. Ton texte était vraiment beau…
— Merci, dis-je avec le sentiment gênant de n’avoir aucune conversation, de me répéter. Et toi… Ça t’arrive de grimper là-haut ?
— J’ai chanté Come As You Are pour l’anniversaire de mon meilleur ami. C’est marrant, d’ailleurs. À la chorale du lycée, notre coach a choisi cette chanson de Nirvana pour mon solo de fin d’année.
— Oh…
 — Mais c’est la seule fois où je suis monté sur l’estrade. Tu viens ici parce que tu as écrit un poème, composé une chanson… Les trucs genre karaoké, c’est un peu moyen. Et toi ? Tu écris depuis longtemps ?
— Depuis la mort de ma mère. Au début, pas des chansons. Juste des mots, parce que c’était le seul moyen que j’avais trouvé pour arrêter de pleurer. Après, je me suis rendu compte que c’était comme une respiration pour moi. Et puis, chercher des rythmes, des rimes, me permet de canaliser mes émotions.
— J’aimerais bien écouter un autre de tes textes. 
Je hoche la tête en silence. Je bois une gorgée de coca puis, parce que j’ai peur qu’il me pose d’autres questions, je l’interroge sur sa vie, ses goûts, ses rêves. J’apprends qu’il a une sœur aînée, passionnée de tango. Grâce à elle, il a découvert les danses de salon. Il y a deux ans, alors qu’il cherchait un job pour se payer des stages d’été, il a entendu parler des ateliers inspirés par le projet éducatif de Pierre Dulaine et a décidé d’y participer.
— Voilà ! termine-t-il en riant. Tu sais tout de moi. Mais toi ? Tu vas dans quel lycée ?
Si je lui avoue, il devinera mon identité.
— Je dois y aller… 
— Attends ! Je ne connais même pas ton prénom !
Je m’échappe, m’enfuis comme une voleuse, submergée par un mélange de peur et de tristesse.  Je rentre à la maison en rasant les murs, me recroquevillant comme une petite vieille chaque fois que je perçois un bruit. Quand je grimpe les escaliers, les marches grincent. Le métal des rampes contre mes paumes est glacé.
Je me glisse sous la couette. Je ferme les yeux. Alors,  l’excitation de la soirée, le souvenir de ces instants de joie pure, de ma discussion avec Dillon, me reviennent. Trop d’émotions. Je me tourne et me retourne, je n’arrive pas à m’endormir. Peu avant l’aube, enfin,  je sombre dans un sommeil agité.


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