V
Je
m’extirpe de mon lit. Je lisse mon jean et mon T-shirt rayé, j’enfile
par-dessus un vieux blouson en jean, je prends mon sac dans lequel sont glissés
mes vêtements neufs et je me glisse discrètement à l’extérieur. Je descends
avec précaution l’escalier de service. Je m’arrête devant la fenêtre de LaDonna,
mais ne vois aucune lumière. J’aurais aimé lui parler, juste un peu. J’aurais
aimé qu’elle me tienne contre son cœur, le temps de murmurer dans mes cheveux
qu’elle croit en moi.
Au
pied de l’immeuble dans lequel j’ai grandi, je me sens soudain toute petite et
très seule. J’envie June, j’envie tous ceux qui ont un père, une mère, des
proches qui les soutiennent. Billy est trop jeune, LaDonna, trop âgée. J’ai mis
tant de barrières entre les autres et moi-même que je suis complètement isolée.
Paradoxal, n’est-ce pas ? Pour me protéger, je suis devenue la
complice de celles qui font de ma vie une misère.
Parce
que j’ai toujours eu peur de ce qui se passerait si j’osais me confier à
quelqu’un.
Peur
de passer pour une folle ou une menteuse. Peur de quitter la maison où mes
parents se sont aimés, où j’ai encore tant de souvenirs heureux. Peur d’être placée en foyer ou en famille d’accueil, loin
de mon petit frère.
Bien
sûr, si j’intègre la BSA, je ne vivrai plus ici : je logerai au sein même
de l’institut. Cependant, May ne pourra pas m’empêcher d’aller chercher Billy à
la sortie de l’école de temps en temps ni de l’emmener au cinéma le samedi. Du
moins, je l’espère.
Une
canette vide roule sur le bitume. Froissements de papier. Couinements. Dans une
rue adjacente, des rats se disputent une poubelle. Mal à l’aise, j’accélère le
pas.
Le
Pumpkin, avec sa façade industrielle et
son enseigne rouillée en forme de citrouille, se trouve de l’autre côté du
carrefour. Une vingtaine de personnes font la queue devant l’entrée surveillée
par un Noir au crâne rasé, plus massif que celui que je connais. J’espère qu’il
fermera les yeux sur mon âge. J’hésite quelques instants, me décide à traverser
et rejoins la file d’attente.
Quand
arrive mon tour, il examine ma carte d’identité, secoue la tête en signe de
dénégation.
—
S’il vous plaît ! C’est très important ! Je… Je dois chanter ce soir !
C’est pour ma mère, vous comprenez ? Elle aurait voulu que… Je ne pouvais
pas aller aux auditions cet après-midi et…
Je
le regarde d’un air suppliant. Avec un soupir blasé, il me fait signe de
passer.
À
l’intérieur, ambiance moite, odeurs de sueur, d’alcool, de cigarette et de
parfums. Je me dirige directement vers les toilette, situées au fond de la
salle, sous les escaliers menant au balcon, interdit au public par une grosse
chaine cadenassée. Côté filles, il n’y a pas grand-monde. Derrière une porte
gravée de dizaines de graffitis – prénoms, cœurs, citations –, je tire mes
tresses en chignon serré, j’enfile mon baggy, mon tee-shirt orange et mon
sweat-shirt gris. Je rabats la capuche sur ma tête et me glisse de nouveau dans
la salle. Sur la scène, un garçon maigre et dégingandé, les cheveux dans les
yeux, déclame un poème.
Tu choisis pas ton ennemi
On le choisit pour toi
Prétexte :
terrorisme.
Réalité : trafic
d’état
Un
texte contre la guerre et la malhonnêteté du gouvernement. Je me sens brusquement
assez minable, avec mes chansons sans risque ni engagement apprises par cœur
avec LaDonna. Qu’est-ce que je viens faire ici ? Je n’ai pas d’idées, pas
de convictions, je veux juste défendre mon petit bout de rêve égoïste devant un
jury anonyme… Je suis sur le point de renoncer quand je la vois, assise à une
table ronde, un verre de whisky posé devant elle.
LaDonna.
Ma marraine-fée. Venue jusqu’ici pour me soutenir. Je n’ai pas le droit de la
décevoir.
Les
jambes en coton, la gorge nouée par le trac, je m’approche de l’estrade. Je me
faufile, le cœur battant, jusqu’au premier rang. Applaudissements, moment de
flottement. Nul ne se décide à faire le grand saut. C’est maintenant ou jamais.
Traction, je me hisse sur les planches, le visage dans l’ombre de ma capuche
grise. Je fais le vide en moi. Je me rappelle soudain à ce que j’ai dit pour
rentrer. Je songe à ma mère disparue trop tôt, à mon père en larmes sur sa
tombe, à notre famille brisée. J’oublie les regards, les respirations. Et,
peut-être parce que j’ai envie que LaDonna soir fière de moi, peut-être parce
que je n’ai rien à perdre ou parce que j’ai le sentiment que c’est enfin le
moment, ce ne sont pas les morceaux appris par cœur qui jaillissent de mes
lèvres, mais l’une de mes chansons. Moments
Éphémères :
Ménage, repassage, y a
pas d’âge, pour l’esclavage
Du quotidien. Suffit d’un rien, juste de lever les yeux
Vers le gris pollution
d’un ciel jamais bleu,
Dans sa prison,
Cendrillon brisée, sage comme une image
À force de résignation,
vit le nez dans la poussière
Et désespère en silence
de revoir la lumière.
Jusqu’à ce que l’éclat d’un mot, d’une voix
Réveille en son âme une
étincelle de joie,
Un pur moment de bonheur,
même éphémère,
Qui lui rappelle
peut-être le souvenir de sa mère…
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