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samedi 23 décembre 2017

La fille au sweat-shirt gris : épisode V



V


Je m’extirpe de mon lit. Je lisse mon jean et mon T-shirt rayé, j’enfile par-dessus un vieux blouson en jean, je prends mon sac dans lequel sont glissés mes vêtements neufs et je me glisse discrètement à l’extérieur. Je descends avec précaution l’escalier de service. Je m’arrête devant la fenêtre de LaDonna, mais ne vois aucune lumière. J’aurais aimé lui parler, juste un peu. J’aurais aimé qu’elle me tienne contre son cœur, le temps de murmurer dans mes cheveux qu’elle croit en moi.
Au pied de l’immeuble dans lequel j’ai grandi, je me sens soudain toute petite et très seule. J’envie June, j’envie tous ceux qui ont un père, une mère, des proches qui les soutiennent. Billy est trop jeune, LaDonna, trop âgée. J’ai mis tant de barrières entre les autres et moi-même que je suis complètement isolée. Paradoxal, n’est-ce pas ? Pour  me protéger, je suis devenue la complice de celles qui font de ma vie une misère.
Parce que j’ai toujours eu peur de ce qui se passerait si j’osais me confier à quelqu’un.
Peur de passer pour une folle ou une menteuse. Peur de quitter la maison où mes parents se sont aimés, où j’ai encore tant de souvenirs heureux. Peur d’être  placée en foyer ou en famille d’accueil, loin de mon petit frère.
Bien sûr, si j’intègre la BSA, je ne vivrai plus ici : je logerai au sein même de l’institut. Cependant, May ne pourra pas m’empêcher d’aller chercher Billy à la sortie de l’école de temps en temps ni de l’emmener au cinéma le samedi. Du moins, je l’espère.
Une canette vide roule sur le bitume. Froissements de papier. Couinements. Dans une rue adjacente, des rats se disputent une poubelle. Mal à l’aise, j’accélère le pas.
Le Pumpkin, avec sa façade industrielle et son enseigne rouillée en forme de citrouille, se trouve de l’autre côté du carrefour. Une vingtaine de personnes font la queue devant l’entrée surveillée par un Noir au crâne rasé, plus massif que celui que je connais. J’espère qu’il fermera les yeux sur mon âge. J’hésite quelques instants, me décide à traverser et rejoins la file d’attente.
Quand arrive mon tour, il examine ma carte d’identité, secoue la tête en signe de dénégation.
— S’il vous plaît ! C’est très important ! Je… Je dois chanter ce soir ! C’est pour ma mère, vous comprenez ? Elle aurait voulu que… Je ne pouvais pas aller aux auditions cet après-midi et…
Je le regarde d’un air suppliant. Avec un soupir blasé, il me fait signe de passer.
À l’intérieur, ambiance moite, odeurs de sueur, d’alcool, de cigarette et de parfums. Je me dirige directement vers les toilette, situées au fond de la salle, sous les escaliers menant au balcon, interdit au public par une grosse chaine cadenassée. Côté filles, il n’y a pas grand-monde. Derrière une porte gravée de dizaines de graffitis – prénoms, cœurs, citations –, je tire mes tresses en chignon serré, j’enfile mon baggy, mon tee-shirt orange et mon sweat-shirt gris. Je rabats la capuche sur ma tête et me glisse de nouveau dans la salle. Sur la scène, un garçon maigre et dégingandé, les cheveux dans les yeux, déclame un poème.

Tu choisis pas ton ennemi
On le choisit pour toi
Prétexte : terrorisme.
Réalité : trafic d’état

Un texte contre la guerre et la malhonnêteté du gouvernement. Je me sens brusquement assez minable, avec mes chansons sans risque ni engagement apprises par cœur avec LaDonna. Qu’est-ce que je viens faire ici ? Je n’ai pas d’idées, pas de convictions, je veux juste défendre mon petit bout de rêve égoïste devant un jury anonyme… Je suis sur le point de renoncer quand je la vois, assise à une table ronde, un verre de whisky posé devant elle.
LaDonna. Ma marraine-fée. Venue jusqu’ici pour me soutenir. Je n’ai pas le droit de la décevoir.
Les jambes en coton, la gorge nouée par le trac, je m’approche de l’estrade. Je me faufile, le cœur battant, jusqu’au premier rang. Applaudissements, moment de flottement. Nul ne se décide à faire le grand saut. C’est maintenant ou jamais. Traction, je me hisse sur les planches, le visage dans l’ombre de ma capuche grise. Je fais le vide en moi. Je me rappelle soudain à ce que j’ai dit pour rentrer. Je songe à ma mère disparue trop tôt, à mon père en larmes sur sa tombe, à notre famille brisée. J’oublie les regards, les respirations. Et, peut-être parce que j’ai envie que LaDonna soir fière de moi, peut-être parce que je n’ai rien à perdre ou parce que j’ai le sentiment que c’est enfin le moment, ce ne sont pas les morceaux appris par cœur qui jaillissent de mes lèvres, mais l’une de mes chansons. Moments Éphémères :

Ménage, repassage, y a pas d’âge, pour l’esclavage
Du quotidien.  Suffit d’un rien, juste de lever les yeux
Vers le gris pollution d’un ciel jamais bleu,
Dans sa prison, Cendrillon brisée, sage comme une image
À force de résignation, vit le nez dans la poussière
Et désespère en silence de revoir la lumière.
Jusqu’à ce que  l’éclat d’un mot, d’une voix
Réveille en son âme une étincelle de joie,
Un pur moment de bonheur, même  éphémère,
Qui lui rappelle peut-être le souvenir de sa mère…


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