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mercredi 7 novembre 2018

Aux héro.i.ne.s... Extrait de Là Où tombent les anges

Les héros et les héroïnes de guerre n'avaient ni titre ni médailles. Et, avant tout, c'étaient des humains. Des humains envoyés à l'abattoir par des gradés et un gouvernement paranoïaque... 

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Extrait d'une lettre de Pierre, soldat sur le front


8 janvier 1915, près de Sapigneul,
Ma chère et tendre Clémence,
J’ai reçu ton paquet comme une bénédiction. J’ai partagé le chocolat avec Léon, qui n’a rien eu du tout, le pauvre gosse, Thomas, à qui sa mère a envoyé du fromage et du pâté, et Bérard, emporté par la fièvre juste avant le Nouvel An.
Fantôme est à côté de moi et me regarde avec ses bons yeux de chien, comme pour me reprocher de t’écrire cela. Mais ici, la mort rôde au quotidien. Parfois, je me sens comme un cadavre en sursis, et je suis tout étonné d’avoir survécu à une sortie ou à une simple journée.
C’est pour ça, ma Clémence, que tes lettres et tes colis, sont si importants : grâce à eux, je me rappelle qui je suis. Grâce à eux, je me rappelle notre vie, notre monde. Et tu ne peux savoir combien c’est important. Ça donne un sens à tout, même à ce qui n’en a pas. Comme l’exécution du malheureux Constant, hier à l’aube Constant n’avait pas vingt ans et il a été fusillé. Pourquoi ? Parce qu’il a craqué, parce qu’il n’en pouvait plus de tuer, parce qu’il se pissait dessus chaque fois que l’ordre était donné de monter à l’assaut, parce qu’il a voulu fuir un cauchemar éveillé. Voilà ce qui s’est passé : les officiers nous ont réveillés en aboyant encore plus fort que d’habitude. Ils nous ont conduits dans les ruines d’une ferme. Là, tout avait brûlé. Il ne restait que des poutres calcinées, des pierres grises à demi ensevelies sous la neige. Constant pleurait quand ils l’y ont traîné. Ils l’ont attaché à un poteau de fortune, noir de suie. Ils ont lu la sentence, assez lentement pour qu’on comprenne bien le sort qui nous attend si par malheur il nous prenait l’envie de déserter. Ils l’ont abattu comme une bête malade et contagieuse, avec le même mépris et le même dégoût. Son sang s’est répandu sur la neige.
Dans le ciel où disparaissaient les dernières étoiles, le contraste était curieusement beau.
Les romans que tu m’as envoyés m’aident à résister. Le Chien des Baskerville, que j’ai terminé peu après le Nouvel An, m’a captivé, emporté, effrayé, si bien que lorsque j’ai tourné la dernière page, l’espace d’un instant, je n’ai plus su où je me trouvais. Si tu as la possibilité de m’envoyer d’autres récits de ce Conan Doyle que je ne connaissais pas, ce serait merveilleux. La lecture est encore la meilleure manière de s’évader.
Et toi, ma chérie ? Comment vas-tu ? Es-tu de nouveau allée au cinéma ? Dis, tu sais ce qui me ferait plaisir ? C’est que tu retournes au cabaret du Néant, et que tu m’écrives une carte de là-bas. Tu t’amuseras pour nous deux. Et puis, là-bas, les cercueils sont vides et le jus d’asticot a le goût de l’absinthe ! Tu iras ? Tu me raconteras ? Promis ?
Je t’aime.
Pierre 





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