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mercredi 27 décembre 2017

L'imaginaire, la jeunesse, les femmes



Lorsque j'étais encore à la fac, et re-lisais Tolkien pour les besoins de ma thèse, un étudiant m'a abordée avant un séminaire, pour me poser deux questions :
* Qu'est-ce que tu lis ? (l'air intrigué)
* Pourquoi tu mets des minijupes ? (l'air faussement outré)
Je me souviens avoir été un peu déstabilisée par sa question (à 20 ans, on a la répartie moins facile qu'à 30 ou 40)  et de lui avoir parlé du Seigneur des Anneaux. Ledit étudiant est revenu deux semaines plus tard, très fier de lui, avec cette fois, non pas une question mais une affirmation:
* En fait, Tolkien, ce n'est pas de la littérature de gare. Il était philologue! (l'air soulagé)
Lorsque j'ai publié mes premiers livres- de la fantasy et du fantastique - d'aucuns - j'ai oublié leur nom, leur identité, je sais juste qu'ils étaient là, tout près - m'ont dit :
* Bon, et quand est-ce que tu nous écris un vrai roman ? (l'air goguenard et/ ou condescendant)
Lorsque j'ai publié mes premiers romans  jeunesse, d'aucuns - j'ai oublié leur nom, leur identité, je sais juste qu'ils étaient là, tout près - m'ont dit :
* Bon, et quand est-ce que tu nous écris un vrai roman ? (l'air goguenard et/ ou condescendant)
Un vrai copier- coller, non ? 
Lorsque je suis en dédicace, il m'arrive d'avoir posés devant moi Le jour où je suis partie, Mon cheval mon espoir et ma trilogie de dark Fantasy, L'Archipel des Numinées. Il y a toujours quelqu'un pour vouloir absolument acheter Arachnae (le t1) pour desenfants/ petits-enfants de dix/douze ans parce que l'imaginaire, c'est pour les gosses, pas pour les "grands"... (l'air sincèrement choqué quand j'évoque le contenu des récits)
Lorsque j'effectue des rencontres scolaires, il m'arrive régulièrement d'être confrontée à des profs pour lesquels, à partir de la Seconde (générale, c'est pour cela que j'affectionne tout particulièrement les lycées Pro), on lit de "vrais" romans. Des romans "pour adultes" (l'air même pas gêné).
Lorsque je lis des chroniques de livres (les miens, ceux de mes collègues) sur les blogs, il arrive toujours un moment où  je tombe sur des phrases comme "c'est profond/ bien écrit/ complexe/ intelligent/ violent / noir/ foisonnant, etc. - pour de la littérature jeunesse"(l'air de se justifier d'avoir aimé).

***

 Depuis quelques années (hum... plus que quelques années ), je m'intéresse de très près à la façon dont l'histoire a effacé les femmes de tous les domaines créatifs (et autres, d'ailleurs) - qu'il s'agisse des sciences, des lettres, des beaux-arts ou de la musique. Et, quand il était impossible de les faire disparaître, à la manière dont elles ont été dévalorisées. Les exemples sont multiples : Remedios Varo, artiste surréaliste, est devenue une "muse" et Rosa Bonheur une peintre "académique" (avec tout ce que cela sous-entend de mépris de la part de "vrais" artistes... qui eux, ne se conforment pas, etc.), Marceline Desborde-Valmore est reléguée au rang de "poétesse pour enfants" (comme la plupart de ses collègues), dont on connaît les histoires de fleurs et de printemps, pas les vers évoquant le massacre de Lyon ou la misère en prison, Quant aux compositrices... Il suffit de savoir que les classes de composition étaient interdites aux femmes jusqu'à la fin du 19ème pour se faire une petite idée du problème.
Ce qui est vrai dans les arts l'est dans TOUS les domaines. Y compris sportifs. Et, pour certains une simple présence féminine dévalorise les professions qui y sont liées (les femmes dans les orchestres , les femmes dans le domaine de l'équitation aux yeux de fâcheux"spécialistes") - comme cela a été le cas, d'ailleurs, avec le métier d'instit - uteur, donc lettré et respectable au début du 20ème siècle, - utrice dont gnangnan et payée à ne rien foutre une fois que le métier a été féminisé. 
Ces trous de l'histoire de l'humanité, trous énormes, pourtant invisibles aux yeux de la majorité d'entre nous, ont été rendus possibles par une longue tradition patriarcale et sexiste, toujours d'actualité d'ailleurs (cf les articles de Florence Hinckel à propos de la littérature jeunesse sur son blog), dans laquelle le féminin était toujours soumis au masculin (vive l'écriture inclusive, du coup) et bien sûr, inférieur. 
Or, le féminin, c'est : l'enfance, la rondeur, la maternité, les petites fleurs, l'intuition, l'émotivité, la passivité (un jour, je vous raconterai les conneries entendues - et avalées, hélas - en philo médiévale ), la naïveté, l'incapacité, une éternelle mineure, etc. 
Je n'exagère pas. J'en oublie même. C'est aussi un objet.
Par rapport au masculin qui est : logique, génial, mûr, ferme, maître de soi, etc. 
Je ne vais pas épiloguer, vous connaissez les poncifs, vous pouvez sinon vous renseigner - il y a suffisamment d'essais parus ces dernières années sur les genres et le sexisme. Bon, je peux quand même vous en citer quelques uns : Girls Will be girls, d'Emer O'Toole, Précieuses, pas ridicules de moi-même et le Guide Des métiers pour les petites filles qui ne veulent pas finir princesses, de Catherine Dufour. 
Ce que je veux dire, c'est qu'en gros, l'histoire de notre société (et du sexisme) permet de comprendre les atavismes stupides dont sont victimes la littérature "jeunesse" et de l'imaginaire (en particulier la fantasy)

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De temps en temps, les médias publient des articles ou diffusent des émissions sur la littérature jeunesse. Généralement, pour expliquer à quel point c'est nul (ex ici ou ), niais, "guimauve", etc. Ce qu'il y a d'étonnant, avec ces articles, c'est qu'ils sont méprisants et ignorants à la fois. Et ce qui est navrant, c'est que nous, autrices et auteurs jeunesse, soyons encore obligés de monter au créneau pour défendre nos œuvres et les justifier. 
Ce que je vais faire, d'ailleurs, là maintenant tout de suite en suggérant à messieurs Honoré et Barberant quelques lectures : 
Détroit, de Fabien Fernandez .
Memory, de Christine Féret-Fleury.
Appuyez sur étoile, de Sabrina Bensalah.
CIEL, de Johan Heliot.
La Symphonie des abysses, de Carina Rozenfeld.
#Bleue, de Florence Hinckel.
Les Vigilantes, de Fabien Clavel.
Harry Potter, de JK Rowling (bah ouais...)
Et la liste est bien plus longue que ce que j'écris...
Je leur proposerai bien aussi quelques lectures d'albums pour les plus jeunes, sauf que je suis nulle en termes d'albums, je n'ai pas d'enfants, je n'y connais rien - enfin, Marlaguette et son loup mais ça fait un bail...
En revanche, je mets au défi ces messieurs - ah, oui, tiens, des hommes... - d'écrire un texte pour les tout-petits qui soit juste. Car l'écriture pour les très jeunes est extrêmement exigeante, et extrêmement difficile. 
Ce que je me demande, c'est dans quelle mesure la littérature jeunesse, comme la fantasy, n'est pas victime d'une longue tradition sexiste. En fait, je ne me le demande pas. J'en suis absolument certaine.





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La Charte des auteurs et illustrateurs jeunesse se bat depuis des années, et de plus en plus activement depuis plusieurs mois, pour que la littérature pour enfants, pré-ados, ados, jeunes adultes, soit enfin reconnue à sa juste valeur, et non comme la parente pauvre et un peu cruche de la Littérature, la Vraie, pour ADULTES. 
Je ne vais pas ici épiloguer sur les chiffres de vente de l'une par rapport à l'autre,  sur la façon dont sont traités les autrices et auteurs de l'une par rapport à l'autre : 
* plus de ventes en jeunesse qu'en adulte
* plus d'autrices que d'auteurs
* pourcentages et à-valoirs moindres en jeunesse qu'en adulte (air outré de  certains éditeurs à qui l'on réclame des montants décents et qui répondent "mais c'est de la jeunesse")
Ce qui m'intéresse plus, c'est notre attitude  vis-à-vis du métier. Combien de fois, en salon, j'ai pu discuter avec des collègues qui ne "se sentaient pas de passer le cap" de l'adulte. Alors qu'ils ont écrit des superbes romans ? Et combien d'auteurs s'excusent presque d'écrire pour les plus jeunes ? (comme s'il y avait une échelle aussi en jeunesse, plus on écrit pour les ados, plus on est crédible... ) C'est pareil dans le domaine de l'imaginaire : être catalogué "fantasy" ou "fantastique", par exemple, peut être une souffrance. Et procure à certains un sentiment d'illégitimité. Avec une envie dévorante de "publier enfin un vrai roman". Parce qu'avant, ce n'en était pas ?
Detroit, Harry Potter, Nos Âmes jumelles (de Sam Bailly, je le dis parce que je ne l'ai pas citée), Que Passe l'hiver (de David Bry, idem), Twist again (de Sylvie Allouche, idem),  ne sont pas des romans ? Et quand j'écris Là où tombent les anges, je fais... quoi ? Une mousse au chocolat ? De la culture de betteraves sur pilotis ? 
Le problème, c'est qu'on nous habitue tellement à douter de notre talent, que nous en venons à espérer publier enfin un vrai roman. C'est-à-dire, ni de la fantasy ni de la jeunesse (encore moins de la fantasy jeunesse). 
Le problème, c'est que nous sommes tellement conditionnés par les diktats de notre société que nous  finissons par créer les barreaux de nos propres cages et fournir au monde les bâtons pour nous frapper. Donc, nous nous excusons de n'écrire que pour les enfants/ ados/ etc., de ne pas avoir encore "osé" nous lancer dans l'écriture d'une fiction contemporaine (et nous regardons, avec envie et/ou timidité, ceux qui signent dans les salles principales des salons généralistes et sont logés dans les **** là où les auteurs jeunesse se contentent du Formule 1 du coin)



Et ne croyez pas que dans le "nous",j'échappe à la règle - moi aussi, je passe mon temps à m'excuser et me justifier de publier pour la jeunesse au lieu de faire des bouquins sérieux, de m'éclater à créer des univers imaginaires (le seul souci, c'est que c'est souvent très mal payé) et à prendre l'air contrit quand on sous-entend que je n'écris peut-être pas les romans que je devrais. En gros : "tu vaux mieux que ça", le ça n'étant pas l'à-valoir  mais le genre.

***

Je trouve absolument désolant qu'en France, on continue à réduire, enfermer, classer, brider - parce qu'il est plus facile de se conformer à des traditions que prendre le risque de regarder un peu plus loin  que le bout de son nez (n'est-ce pas messieurs susmentionnés et consorts?), parce qu'il est plus facile de se conformer à des traditions que prendre le risque de comprendre les mécanismes qui sont en jeu dans ces dénigrements systématiques (à mon sens largement hérités  des 19eme et 20eme siècle de l'entre deux guerres, où  les femmes sont cantonnées à l'enfance et leurs rêves atrophiés), parce qu'il est plus facile de se conformer à des traditions que prendre le risque de modifier des schémas économiques  qui créent dépendance et infantilisation (le tout, trop souvent consentis par les autrices et auteurs qui n'osent pas respirer un bon coup et se dire: "en fait, si j'écris de vrais livres").
Pour ma part, j'ai horreur des frontières. J'aime les hybridations, les mélanges, les croisements. Je n'ai pas de style préféré, j'aime autant les essais que la fantasy, la poésie que la littérature jeunesse . Il y a des auteurs et autrices que j'aime, d'autres qui m’indiffèrent. il y a de la bonne et de la mauvaise littérature. Et ce n'est pas la même pour tou.te.s 
Pour terminer ce très long article, parce que c'est aussi un domaine dans lequel je me sens particulièrement bien, à la fois en tant qu'autrice et que lectrice, j'évoquerai le Young Adulte (YA), jeune adulte, catégorie fourre-tout, artificielle, marketing, certes et certainement plus encore, mais diablement géniale car elle permet tous les genres, toutes les hybridations - y compris celle, délicate s'il en est, entre la jeunesse et l'adulte... Subversive avant tout, la littérature YA ? Pourquoi pas! En tous cas, les deux collections qui sont pour moi emblématiques de cette explosion le sont : Exprim, installée depuis 11 ans aux éditions Sarbacane et Electrogène, qui existe depuis 2015 chez Gulf Stream  éditeur - et qui j'espère continuera à bousculer ses lecteurs pendant longtemps. 






NB : à propos de vrais romans", lire aussi l'article de Clémentine Beauvais: ici.


mardi 26 décembre 2017

La fille au sweat-shirt gris : épisode VIII



VIII

Le Pumpkin est bondé. J’ai vu des journalistes, à l’entrée. J’ai ôté mon sweat-shirt, je n’avais pas envie d’être identifiée. Le videur, le même qu’hier, m’a reconnue et m’a laissée passer avec un clin d’œil discret. Dans la salle, j’aperçois Marvin Jones et ses deux collègues, assis exactement à la même place qu’hier. LaDonna n’est pas encore arrivée. Dillon est là, en revanche, accompagné d’une fille d’une vingtaine d’années qui possède les mêmes yeux sombres et les mêmes pommettes hautes que lui et d’un jeune latino moulé dans un tee-shirt et un jean noirs. Je me rappelle ses confidences de la veille : sa sœur danse le tango. Celui qui les accompagne doit être son partenaire. Mon premier mouvement est de les rejoindre, à la petite table de bar rond et haut-perchée qu’ils ont prise d’assaut, près de la scène. Je me retiens : Dillon n’a pas fait le lien entre la fille d’hier et la paria du lycée.
Alors, comme la veille, je me faufile jusqu’au comptoir et je demande un coca. À visage découvert, je me sens bizarrement anonyme, protégée. Un trio grimpe sur la scène. Deux femmes grimées en Pierrot, une troisième tout de noir vêtue, qui tient contre son cœur un violon. Ce sont des mimes. Les danseuses évoquent des automates qui se meuvent en miroir, au bon vouloir de la musique. Animées par les grincements et les brusques envolées de l’instrument, elles s’élèvent, s’affaissent, se tordent, s’enlacent. Leur performance est belle, mais me met mal à l’aise. Un guitariste les remplace. J’ai du mal à me concentrer sur ses mélodies. La présence de Dillon me tétanise. Et puis, il y a les dirigeants du BSA, les journalistes, LaDonna qui n’est pas là, les regards suspicieux de ma belle-mère…
Accaparé par June et elle, mon père ne m’a quasiment pas parlé. May, en revanche, m’a lancé des avertissements toute la soirée.
Si elle a découvert mon absence, si elle guette mon retour afin de me piéger, je suis cuite. À moins de trouver un prétexte, dès maintenant, pour justifier mon lit vide ? Billy dira que j’ai rejoint mon amoureux – et brusquement, je m’en veux d’avoir donné le prénom de Dillon ! S’il parle, ce sera le meilleur moyen de déclencher la rage de June ou de perdre la confiance de mon petit frère. C’est décidé. À la première occasion, je lui expliquerai. En attendant, que raconter à May si elle me surprend ? Les meilleurs mensonges, il paraît, contiennent une part de vérité.
Alors, je lui dirai que je suis allée ici dans l’espoir de chanter, mais que je n’ai pas eu le cran de monter sur scène. Je lui dirai que j’ai bousculé la mystérieuse chanteuse, que j’ai réussi à voir ses mains, de la même couleur que les miennes. Oui, ça me paraît bien. J’attends encore un peu, je me rends aux toilettes et je me change en lisant les messages gravés sur la porte. Trois vers sans auteur retiennent mon attention :

Sur scène être soi-même
Masqué, mais sincère
Anonyme dans la lumière

Ils me semblent particulièrement justes, ce soir. J’ai le sentiment qu’ils ont été écrits à mon attention. En quelques minutes, je disparais derrière la « fille au sweat-shirt gris », une fille sans visage, protégée par son costume de scène. Pourtant, je me sens véritablement moi-même. Une Ashlee enfin débarrassée de ses entraves, capable d’ouvrir ses ailes sans craindre  qu’on les lui arrache. Tête basse, prenant bien soin de rester dans la pénombre, je m’approche de l’estrade. J’attends qu’une jolie blonde aux grands yeux de chat termine une lecture sous les applaudissements. Dès qu’elle s’en va, je grimpe sur scène. Sans réfléchir, je me lance dans Reflets, un texte écrit peu après la rentrée.

Je te regarde dans le blanc de mes yeux.
À ce jeu de faux-semblants, tu te gardes
De perdre ta neutralité. De nous deux,
T’es la mieux protégée, tu te bardes
De reflets vieux comme toi et moi...

J’aurais bien aimé que mon reflet prenne corps et vienne me donner un coup de main dans mon quotidien. Ç’aurait été pratique : deux pour les corvées, deux pour le lycée, pour trouver des espaces de liberté et crier, vivre, respirer… Ma chanson, je la martèle, je la ressens et quand je me tais, elle résonne encore quelques instants en moi. Puis, comme hier, les gens applaudissent. Du coin de l’œil, je cherche LaDonna. Mais je ne la vois nulle part. Son absence m’inquiète. Elle a des soucis de santé, dont elle refuse de me parler. Du coin de l’œil, je vois une journaliste approcher. Aussitôt, je saute hors de scène, me dirige rapidement vers les toilettes pour me changer. Il y a la queue chez les filles comme chez les garçons. Une main, sur mon épaule, me fait sursauter.
— Salut, toi !
— Oh ! Dillon…  
— Je ne voulais pas te faire peur, désolé.
— C’est bon, dis-je, les jambes en coton.
Je n’ose pas lever mon visage vers lui, de peur qu’il me reconnaisse, mais je repère un coin d’ombre sur les premières marches de l’escalier menant vers le balcon.
— On va s’asseoir en attendant qu’il y ait moins de monde ?
— Si tu veux.
Il me suit. Je grimpe quelques marches, me pose derrière la grosse chaîne qui interdit l’accès à l’étage. Protégée par l’obscurité, j’ose enfin le regarder. Il s’est appuyé sur la rambarde de fer, mains sur le menton et me contemple, intrigué. Une fossette creuse sa joue et ses yeux noirs brillent d’une flamme sourde et troublante.
— Pourquoi tu te caches ? me demande-t-il à brûle pourpoint.
— Je ne me cache pas, je…
D’un geste de la main, il m’invite dans la lumière. Je recule, la gorge nouée.
— D’accord, c’est vrai, je n’ai pas très envie qu’on me reconnaisse.
— T’es recherchée par les flics, c’est ça ? sourit-il.
— Tu as deviné, mais ne parle pas trop fort ! Ils risquent de me repérer…
Complices, nous éclatons de rire. À plusieurs reprises, il me laisse entendre qu’il a le sentiment de m’avoir déjà rencontrée et tente de savoir pourquoi je dissimule mon visage. Chaque fois, j’esquive, je réponds par une plaisanterie – je suis une dangereuse criminelle échappée d’une prison sécurisée, je suis victime d’un complot mené par la C.I.A, j’ai été enlevée par des extra-terrestres et je me suis échappée de leur vaisseau. Dillon se prend vite au jeu et renchérit.
— Tu sais que la Brooklyn School off Arts est prête à t’offrir une bourse ? déclare-t-il, plus sérieusement, quand nous avons épuisé tous les poncifs de films d’action, d’espionnage et de science-fiction.
— J’ai vu, oui.
— Ça te tente ?
— À ton avis ?
Ma réponse a fusé, plus sèche que je ne le voulais. C’est que je me sens tellement vulnérable, près de lui ! Mais il ne mérite pas mon agressivité. Pour me faire pardonner, je décide d’être franche avec lui.
— Désolée, Dillon. Je ne voulais pas me montrer si brutale. Tout ça me rend super nerveuse. Je n’avais pas prévu qu’on parle de moi sur le Net.
— Pas grave. Je comprends.
— Et toi ? reprends-je après un silence. Tu tentes le concours pour intégrer l’école ?
— Non, souffle-t-il en secouant la tête. Ça ne m’intéresse pas. Ce que je voudrai, c’est continuer à m’occuper des gamins en difficulté.
— Tu veux devenir éducateur ?
— Oui.
Dillon est décidément quelqu’un de bien. Je soupire. J’hésite à ôter mon sweat-shirt et lui révéler qui je suis. En même temps, j’ai peur qu’il me rejette. Je n’oublie pas que je suis transparente pour lui, un objet de mépris, lorsqu’il me croise au lycée.
— Tu ne m’as toujours pas dit ton prénom, murmure Dillon. Et tu es partie si vite, hier, que tu ne m’as pas laissé le temps de te demander ton numéro de téléphone.
— Je n’en ai pas. Je te jure, c’est la vérité ! Mon père m’en a offert un l’an dernier, mais on me l’a cassé. Il m’en aurait bien racheté un, mais on lui a fait comprendre que si je faisais attention à mes affaires, ça ne serait pas arrivé…
On ?
Je hausse les épaules.
— J’ai une famille compliquée.
À cet instant, j’aperçois Phoebe, la journaliste qui a interviewé Marvin Jones sur YouTube.  Elle se glisse dans la file, son portable collé à l’oreille. Ses yeux furètent, je le devine, dans l’espoir de me trouver. Une vague de panique monte en moi. Je me sens traquée. J’étouffe. Je veux qu’on me fiche la paix. Je me lève brusquement.
— Dillon, faut que j’y aille. Demain, je te dirai qui je suis. C’est promis !
Sans attendre sa réponse, je m’échappe, je fuis. Je bouscule les gens, me fraie à coups de « pardon », « ‘scusez », « désolée », un chemin jusqu’à la sortie. Une fois dehors, je cours jusqu’à l’angle de la rue. Lorsque le Pumpkin est hors de vue, je m’arrête pour reprendre mon souffle.
Une pluie fine commence à tomber lorsque j’atteins le pied de mon immeuble. Je prends l’escalier de service, m’arrête un instant devant l’appartement de LaDonna. Tout est sombre. Elle doit dormir. Il est tard. Je grimpe discrètement jusqu’à la fenêtre de ma chambre. Le petit morceau de bois que j’ai glissé pour la coincer n’a pas bougé. Cela veut dire que May n’a pas eu le temps de vérifier si je dormais. Soulagée, je soulève le battant et me faufile à l’intérieur de la pièce.
Alors, seulement, je me rends compte que j’ai oublié le sac contenant mon jean, mon vieux tee-shirt et mon carnet sur les marches de l’escalier.

lundi 25 décembre 2017

La fille au sweat-shirt gris : épisode VII




VII

Je me réveille peu après le lever du jour. Le soleil d’avril baigne la pièce d’une lumière pâle et froide. Je jette un coup d’œil à mon réveil. 6:30. Il est temps de s’occuper du petit déjeuner.
Ma belle-mère se traîne jusqu’à la table, boudeuse, les paupières encore gonflées de sommeil. Je lui prépare son thé, l’agrémente d’un nuage de lait et mets des toasts à griller. June grogne un vague « bonjour » et s’assied face à elle. Toutes deux sont nerveuses, à fleur de peau : les auditions se poursuivent cet après-midi. Ma demi-sœur a décidé, au dernier moment, d’interpréter de la pop. Ma belle-mère préférerait qu’elle se montre plus offensive afin d’impressionner le jury. Pour June, c’est non, niet, nada. Let It Go[1], c’est son morceau de bravoure. Elle le garde pour le troisième jour.
Heureuse qu’elles ne me prêtent pas attention, je mange au comptoir et débarrasse en silence. Je n’ai qu’une hâte : qu’elles s’en aillent et me fichent la paix. Mais non. Elles s’attardent. Ergotent sur la tenue de June. S’énervent. Le ton monte.
— Ashlee ! Ashleeeeee !
Ç’était inévitable, j’imagine.
Elles vont me prendre à parti. Je préférerais éviter, mais je n’ai pas le choix. Esquiver serait pire. Alors, je les rejoins dans le dressing, m’arrête dans l’embrasure de la porte. En sous-vêtements, June fait face au miroir, exaspérée. À ses pieds, une pile de jupes, de hauts scintillants, sobres, rose, bleu, vert, gris, noir, avec ou sans dentelles. En face, sa mère, poing sur la hanche, habillée d’une veste de tweed, d’un col roulé en cachemire et d’un jean – classe, mais jeune.
— Ah, te voilà enfin ! renifle May avec une moue pincée. Une fois n’est pas coutume, on a besoin de ton avis.
— Mais maman, s’énerve June, elle s’habille comme un sac !
— Justement ! Ashlee, reprend-elle en m’adressant un sourire mielleux, nous hésitons entre plusieurs tenues. Et nous avons besoin d’un œil neuf pour nous décider. Ma chérie, montre-lui.
De mauvaise grâce, celle-ci enfile un pull marin, une mini plissée, très preppy, s’arrêtant au-dessus du genou et chausse des babies. Elle les enlève rapidement, récupère dans le tas de vêtements un jean de marque et un haut décolleté : je comprends qu’elle a eu gain de cause, chantera de la pop et non le tube tiré du dessin-animé de Disney. Son troisième choix, une robe noire, un boléro de dentelles et des escarpins assortis, me semble dix fois trop habillé.
— Alors ?
— J’ai peur que le troisième ensemble fasse too much. Genre, tenue de soirée, vous voyez ?  Je ne suis pas fan de la première. La deuxième est…
— Stop ! s’écrie June. On a compris : plus c’est passe-partout, plus ça te plaît. Remarque, ce n’est pas comme si tu avais du goût, hein ? Mais merci, grâce à toi, je me suis décidée…
— Une petite robe noire, c’est ce qu’il y a de mieux, souffle May, me tournant le dos.
Blessée malgré moi, les larmes aux yeux, je retourne dans le salon. Elles me rejoignent quelques minutes plus tard et se précipitent sur l’ordinateur. Fébrile, June l’allume, tape le code secret qui m’en interdit l’accès. May à ses côtés, elle clique sur le site de la BSA, déroulent le menu, s’arrêtent sur les news. Cliquent sur l’interview de Marvin Jones, visible sur la chaîne YouTube de l’établissement.
Nous sommes en direct de la Brooklyn School of Arts, où se déroule le concours qui permettra à une poignée d’élus d’intégrer la prestigieuse école et d’obtenir une bourse pour y poursuivre leurs études, déclare la reporter, une jeune femme au nez constellé de taches de rousseur. Marvin Jones, vous êtes le directeur du département musical de la BSA…
La caméra zoome sur le bluesman à la courte barbe grise. Celui-ci rajuste machinalement son chapeau. Un sourire paresseux étire ses lèvres brunes.
— C’est exact.
Entendant sa voix chaude et grave, je cesse de battre les œufs pour écouter.
— Pourquoi avoir choisi, cette année, de décaler les auditions ?  
— Avant de vous répondre, Phoebe, j’aimerais profiter du micro pour passer une annonce… Vous permettez, n’est-ce pas ?
— Euh… oui…
— Hier soir, une jeune prodige a chanté au Pumpkin. Une jeune prodige dont le texte et la voix nous a tous beaucoup impressionnés. Une jeune prodige qui se cachait sous un sweat-shirt à capuche et s’est fondue dans la foule, si bien que nous n’avons pu la retrouver. Qui est-elle ? Nous l’ignorons.
Il parle de moi. De moi !
— Si cette jeune personne souhaite passer une audition, nous l’accueillerons à bras ouverts…
— Mais cela déroge au règlement, non ?
— Croyez-moi, Phoebe, sa voix mérite une entorse !
— Bien… Euh… Et que pouvez-vous me dire des autres candidats ?
Je ne regarde plus. Mes oreilles bourdonnent. J’ai le sentiment de flotter. Je recule, heurte le coin de la table basse, perds l’équilibre, me rétablis maladroitement. À cet instant, May se retourne vers moi, une lueur soupçonneuse au fond de ses yeux bleus.
— Dis-donc, Ashlee, tu sembles bien troublée…
— Euh…
— Tu n’étais pas au Pumpkin, hier, par hasard ?
— Non ! Non, je… 
— Maman !coupe June d’un ton outré. Marvin Jones a parlé d’une voix exceptionnelle !
— C’est vrai, souffle May sans me quitter du regard. Mais…
— Et puis, le Pumpkin, c’est interdit aux mineurs ! Je le sais, parce qu’avec Ellen, on a voulu y aller un soir et on nous a pas permis d’entrer. Bon, d’accord, ajoute-t-elle très vite, j’aurais dû t’en parler. Mais c’est qu’il y avait Dillon et d’autres garçons du lycée…
— Ne fais pas cette tête ! Moi aussi, j’ai voulu rentrer dans des boîtes de nuit, alors que je n’avais pas l’âge requis ! J’ai une idée, propose-t-elle avec un sourire. Prépare-toi. Je t’emmène faire les boutiques, ça te changera les idées. Ensuite, nous irons directement à la BSA.
— Super ! s’écrie June, éteignant l’ordinateur.
Un instant plus tard, elle disparaît dans la salle de bains. May me toise, sourcils froncés.   
— Je t’ai à l’œil, Ashlee, renifle-t-elle avant de se détourner. Fais attention à toi…
Je regagne ma chambre, le cœur tambourinant dans ma poitrine. J’en sortirai une fois qu’elles ne seront plus là. Pour le moment, je suis tellement tendue que je ne parviens même pas à savourer les compliments de Marvin Jones et son invitation.  Si ma belle-mère a des soupçons, elle va guetter le moindre de mes mouvements, me traquer sans relâche.
Elle me fait peur.
Dans son petit lit, Billy, endormi, se retourne avec un soupire. Émue, je contemple son petit visage rond, si doux dans le sommeil. Je l’aime tellement ! Sans lui, ma vie ne serait qu’une gangue brumeuse et triste.
La porte claque. May et June sont parties. Je respire.
Peu après, Kitty gratte à la fenêtre. Je lui ouvre, la prends dans mes bras le temps d’un énorme câlin, puis déplie le petit mot de LaDonna.

Bravo pour hier.
Tu les as beaucoup impressionnés.
Tu M’AS beaucoup impressionnée.
Marvin Jones et les autres  seront encore au Pumpkin, ce soir. Fonce, Ashlee !
LaDonna
 P.S : Les médecins me retiennent toute la journée pour ces fichues analyses. Mais si tu chantes ce soir, j’essaierai de venir.

Mon cœur bat plus vite. Sur le papier, les mots de Marvin Jones deviennent réalité. À présent, les mesquineries de June et May, leur acharnement, n’ont plus aucune importance. Je respire trop vite. Mes mains tremblent lorsque je saisis mon stylo pour répondre  à celle qui est à la fois mon mentor, ma bonne fée, et mon amie.
Billy se réveille peu après midi. Il avale sans broncher son bouillon de légumes et sa banane écrasée, puis réclame une histoire. Je choisis sur les étagères Sacrées sorcières, un roman de Roald Dahl qui révèle tout, tout, tout, sur les horribles mangeuses d’enfants qui se dissimulent parmi les gens ordinaires et la meilleure manière de s’en débarrasser. Petite, je me disais que May était l’une d’elles : chauve, méchante, crochue, tordue, bossue. Quant à June, c’était un bébé-sorcière, dont la vraie nature ne tarderait pas à se manifester…
Quand je referme la dernière page, Billy lutte contre la fatigue. Je lui apporte un peu d’eau, reste auprès de lui jusqu’à ce qu’il s’endorme et je me lève. J’ai du travail : nettoyer la salle de bain, ranger les vêtements épars dans le dressing et la chambre de June. À peine ai-je terminé, que la porte d’entrée claque. June et ma belle-mère sont de retour, les bras chargés de sacs.
— June a été merveilleuse ! s’exclame ma belle-mère.  
—  Je crève de faim, lance ma demi-sœur en s’affalant sur le canapé. Ashlee ! Il reste du cheesecake ?
— Non.
— Tu aurais pu lui en laisser une part, intervient May. June subit une pression énorme, ces derniers temps. Elle a besoin de vitamines et de nourriture saine, pas de cochonneries réchauffées achetées au supermarché !
— Désolée, je n’ai pas eu le temps de cuisiner. Je peux te faire des cookies, si tu veux ?
— Ça ira, répond June, me dévisageant avec une moue écœurée. Maman, je vais dans ma chambre.
Sans attendre sa réponse, elle se lève, son portable collé à l’oreille et disparaît dans le couloir. May boit un verre d’eau, le pose dans l’évier, puis se tourne vers moi.
  Ashlee, ton père rentre de voyage ce soir. Un bon repas lui ferait plaisir…
Son ton, presque bienveillant, me paraît louche.
Je hoche la tête, pourtant et ouvre la porte du réfrigérateur : à l’intérieur, des cuisses de poulet précuites, du maïs, des poivrons, de la salade, un reste de taboulé, des steaks hachés, des yoghourts, du fromage râpé et de la mayonnaise. Sans doute trop excitée par les jours à venir, May n’a acheté que le minimum au supermarché. En dehors des chocolats pour me piéger, bien sûr. Elle se plante derrière moi, soupire.
— On n’ira pas très loin, avec ça, commente-t-elle. Tu veux bien aller faire les courses ? Tu pourras même garder la monnaie…
Tant de gentillesse est décidément suspecte. J’acquiesce néanmoins, me rends dans ma chambre afin de prendre un pull chaud, avise le sac contenant mon baggy et mon sweat-shirt gris – me fige. Évidemment ! Si elle m’envoie dehors, c’est qu’elle a besoin d’être tranquille pour fouiller. Je regarde autour de moi. Ou cacher mes affaires ? Sous le matelas ? Non. Du côté de Billy ? Trop risqué. Alors, j’ouvre la fenêtre, je glisse mon carnet et mes vêtements dans un sac et balance l’ensemble dans la rue. Je les récupérerai en partant et les planquerai sur le palier de LaDonna.
Quand je me retourne  Billy, parfaitement réveillé, me contemple avec curiosité.
— Qu’est-ce que tu fais ?
— Je ne peux pas te le dire, Billy boy…
— Tu vas pas t’enfuir, hein ?
— Bien sûr que non.
— Alors, c’est à cause de ton amoureux ?
— Oui.
Cela m’ennuie de lui mentir, mais je ne veux courir aucun risque. Surtout qu’il va être très excité, avec l’arrivée de papa. Moi, je crois que je m’en fiche. La seule chose que j’attends, c’est le moment où je pourrai de nouveau m’échapper pour rejoindre le Pumpkin et chanter.
 




[1] En français : « Libérée, délivrée », la célèbre chanson de La Reine des neiges.