Les héros et les héroïnes de guerre n'avaient ni titre ni médailles. Et, avant tout, c'étaient des humains. Des humains envoyés à l'abattoir par des gradés et un gouvernement paranoïaque...
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Extrait d'une lettre de Pierre, soldat sur le front
8 janvier 1915, près de
Sapigneul,
Ma chère et tendre
Clémence,
J’ai reçu ton paquet comme
une bénédiction. J’ai partagé le chocolat avec Léon, qui n’a rien eu du tout,
le pauvre gosse, Thomas, à qui sa mère a envoyé du fromage et du pâté, et Bérard,
emporté par la fièvre juste avant le Nouvel An.
Fantôme est à côté de moi
et me regarde avec ses bons yeux de chien, comme pour me reprocher de t’écrire
cela. Mais ici, la mort rôde au quotidien. Parfois, je me sens comme un cadavre
en sursis, et je suis tout étonné d’avoir survécu à une sortie ou à une simple
journée.
C’est pour ça, ma Clémence,
que tes lettres et tes colis, sont si importants : grâce à eux, je me
rappelle qui je suis. Grâce à eux, je me
rappelle notre vie, notre monde. Et tu ne peux savoir combien c’est important.
Ça donne un sens à tout, même à ce qui n’en a pas. Comme l’exécution du malheureux
Constant, hier à l’aube
Constant n’avait pas vingt ans et il a été fusillé. Pourquoi ? Parce qu’il
a craqué, parce qu’il n’en pouvait plus de tuer, parce qu’il se pissait dessus
chaque fois que l’ordre était donné de monter à l’assaut, parce qu’il a voulu
fuir un cauchemar éveillé. Voilà ce qui s’est passé : les officiers nous
ont réveillés en aboyant encore plus fort que d’habitude. Ils nous ont conduits
dans les ruines d’une ferme. Là, tout avait brûlé. Il ne restait que des
poutres calcinées, des pierres grises à demi ensevelies sous la neige. Constant
pleurait quand ils l’y ont traîné. Ils l’ont attaché à un poteau de fortune,
noir de suie. Ils ont lu la sentence, assez lentement pour qu’on comprenne bien
le sort qui nous attend si par malheur il nous prenait l’envie de déserter. Ils
l’ont abattu comme une bête malade et contagieuse, avec le même mépris et le
même dégoût. Son sang s’est répandu sur la neige.
Dans le ciel où
disparaissaient les dernières étoiles, le contraste était curieusement beau.
Les romans que tu m’as
envoyés m’aident à résister. Le
Chien des Baskerville, que j’ai terminé peu après le Nouvel An, m’a captivé,
emporté, effrayé, si bien que lorsque j’ai tourné la dernière page, l’espace
d’un instant, je n’ai plus su où je me trouvais. Si tu as la possibilité de
m’envoyer d’autres récits de ce Conan Doyle que je ne connaissais pas, ce
serait merveilleux. La lecture est encore la
meilleure manière de s’évader.
Et toi, ma chérie ?
Comment vas-tu ? Es-tu de nouveau allée au cinéma ? Dis, tu sais ce
qui me ferait plaisir ? C’est que tu retournes au cabaret du Néant, et que
tu m’écrives une carte de là-bas. Tu t’amuseras pour nous deux. Et puis,
là-bas, les cercueils sont vides et le jus d’asticot a le goût de
l’absinthe ! Tu iras ? Tu me raconteras ? Promis ?
Je t’aime.
Pierre