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mardi 26 décembre 2017

La fille au sweat-shirt gris : épisode VIII



VIII

Le Pumpkin est bondé. J’ai vu des journalistes, à l’entrée. J’ai ôté mon sweat-shirt, je n’avais pas envie d’être identifiée. Le videur, le même qu’hier, m’a reconnue et m’a laissée passer avec un clin d’œil discret. Dans la salle, j’aperçois Marvin Jones et ses deux collègues, assis exactement à la même place qu’hier. LaDonna n’est pas encore arrivée. Dillon est là, en revanche, accompagné d’une fille d’une vingtaine d’années qui possède les mêmes yeux sombres et les mêmes pommettes hautes que lui et d’un jeune latino moulé dans un tee-shirt et un jean noirs. Je me rappelle ses confidences de la veille : sa sœur danse le tango. Celui qui les accompagne doit être son partenaire. Mon premier mouvement est de les rejoindre, à la petite table de bar rond et haut-perchée qu’ils ont prise d’assaut, près de la scène. Je me retiens : Dillon n’a pas fait le lien entre la fille d’hier et la paria du lycée.
Alors, comme la veille, je me faufile jusqu’au comptoir et je demande un coca. À visage découvert, je me sens bizarrement anonyme, protégée. Un trio grimpe sur la scène. Deux femmes grimées en Pierrot, une troisième tout de noir vêtue, qui tient contre son cœur un violon. Ce sont des mimes. Les danseuses évoquent des automates qui se meuvent en miroir, au bon vouloir de la musique. Animées par les grincements et les brusques envolées de l’instrument, elles s’élèvent, s’affaissent, se tordent, s’enlacent. Leur performance est belle, mais me met mal à l’aise. Un guitariste les remplace. J’ai du mal à me concentrer sur ses mélodies. La présence de Dillon me tétanise. Et puis, il y a les dirigeants du BSA, les journalistes, LaDonna qui n’est pas là, les regards suspicieux de ma belle-mère…
Accaparé par June et elle, mon père ne m’a quasiment pas parlé. May, en revanche, m’a lancé des avertissements toute la soirée.
Si elle a découvert mon absence, si elle guette mon retour afin de me piéger, je suis cuite. À moins de trouver un prétexte, dès maintenant, pour justifier mon lit vide ? Billy dira que j’ai rejoint mon amoureux – et brusquement, je m’en veux d’avoir donné le prénom de Dillon ! S’il parle, ce sera le meilleur moyen de déclencher la rage de June ou de perdre la confiance de mon petit frère. C’est décidé. À la première occasion, je lui expliquerai. En attendant, que raconter à May si elle me surprend ? Les meilleurs mensonges, il paraît, contiennent une part de vérité.
Alors, je lui dirai que je suis allée ici dans l’espoir de chanter, mais que je n’ai pas eu le cran de monter sur scène. Je lui dirai que j’ai bousculé la mystérieuse chanteuse, que j’ai réussi à voir ses mains, de la même couleur que les miennes. Oui, ça me paraît bien. J’attends encore un peu, je me rends aux toilettes et je me change en lisant les messages gravés sur la porte. Trois vers sans auteur retiennent mon attention :

Sur scène être soi-même
Masqué, mais sincère
Anonyme dans la lumière

Ils me semblent particulièrement justes, ce soir. J’ai le sentiment qu’ils ont été écrits à mon attention. En quelques minutes, je disparais derrière la « fille au sweat-shirt gris », une fille sans visage, protégée par son costume de scène. Pourtant, je me sens véritablement moi-même. Une Ashlee enfin débarrassée de ses entraves, capable d’ouvrir ses ailes sans craindre  qu’on les lui arrache. Tête basse, prenant bien soin de rester dans la pénombre, je m’approche de l’estrade. J’attends qu’une jolie blonde aux grands yeux de chat termine une lecture sous les applaudissements. Dès qu’elle s’en va, je grimpe sur scène. Sans réfléchir, je me lance dans Reflets, un texte écrit peu après la rentrée.

Je te regarde dans le blanc de mes yeux.
À ce jeu de faux-semblants, tu te gardes
De perdre ta neutralité. De nous deux,
T’es la mieux protégée, tu te bardes
De reflets vieux comme toi et moi...

J’aurais bien aimé que mon reflet prenne corps et vienne me donner un coup de main dans mon quotidien. Ç’aurait été pratique : deux pour les corvées, deux pour le lycée, pour trouver des espaces de liberté et crier, vivre, respirer… Ma chanson, je la martèle, je la ressens et quand je me tais, elle résonne encore quelques instants en moi. Puis, comme hier, les gens applaudissent. Du coin de l’œil, je cherche LaDonna. Mais je ne la vois nulle part. Son absence m’inquiète. Elle a des soucis de santé, dont elle refuse de me parler. Du coin de l’œil, je vois une journaliste approcher. Aussitôt, je saute hors de scène, me dirige rapidement vers les toilettes pour me changer. Il y a la queue chez les filles comme chez les garçons. Une main, sur mon épaule, me fait sursauter.
— Salut, toi !
— Oh ! Dillon…  
— Je ne voulais pas te faire peur, désolé.
— C’est bon, dis-je, les jambes en coton.
Je n’ose pas lever mon visage vers lui, de peur qu’il me reconnaisse, mais je repère un coin d’ombre sur les premières marches de l’escalier menant vers le balcon.
— On va s’asseoir en attendant qu’il y ait moins de monde ?
— Si tu veux.
Il me suit. Je grimpe quelques marches, me pose derrière la grosse chaîne qui interdit l’accès à l’étage. Protégée par l’obscurité, j’ose enfin le regarder. Il s’est appuyé sur la rambarde de fer, mains sur le menton et me contemple, intrigué. Une fossette creuse sa joue et ses yeux noirs brillent d’une flamme sourde et troublante.
— Pourquoi tu te caches ? me demande-t-il à brûle pourpoint.
— Je ne me cache pas, je…
D’un geste de la main, il m’invite dans la lumière. Je recule, la gorge nouée.
— D’accord, c’est vrai, je n’ai pas très envie qu’on me reconnaisse.
— T’es recherchée par les flics, c’est ça ? sourit-il.
— Tu as deviné, mais ne parle pas trop fort ! Ils risquent de me repérer…
Complices, nous éclatons de rire. À plusieurs reprises, il me laisse entendre qu’il a le sentiment de m’avoir déjà rencontrée et tente de savoir pourquoi je dissimule mon visage. Chaque fois, j’esquive, je réponds par une plaisanterie – je suis une dangereuse criminelle échappée d’une prison sécurisée, je suis victime d’un complot mené par la C.I.A, j’ai été enlevée par des extra-terrestres et je me suis échappée de leur vaisseau. Dillon se prend vite au jeu et renchérit.
— Tu sais que la Brooklyn School off Arts est prête à t’offrir une bourse ? déclare-t-il, plus sérieusement, quand nous avons épuisé tous les poncifs de films d’action, d’espionnage et de science-fiction.
— J’ai vu, oui.
— Ça te tente ?
— À ton avis ?
Ma réponse a fusé, plus sèche que je ne le voulais. C’est que je me sens tellement vulnérable, près de lui ! Mais il ne mérite pas mon agressivité. Pour me faire pardonner, je décide d’être franche avec lui.
— Désolée, Dillon. Je ne voulais pas me montrer si brutale. Tout ça me rend super nerveuse. Je n’avais pas prévu qu’on parle de moi sur le Net.
— Pas grave. Je comprends.
— Et toi ? reprends-je après un silence. Tu tentes le concours pour intégrer l’école ?
— Non, souffle-t-il en secouant la tête. Ça ne m’intéresse pas. Ce que je voudrai, c’est continuer à m’occuper des gamins en difficulté.
— Tu veux devenir éducateur ?
— Oui.
Dillon est décidément quelqu’un de bien. Je soupire. J’hésite à ôter mon sweat-shirt et lui révéler qui je suis. En même temps, j’ai peur qu’il me rejette. Je n’oublie pas que je suis transparente pour lui, un objet de mépris, lorsqu’il me croise au lycée.
— Tu ne m’as toujours pas dit ton prénom, murmure Dillon. Et tu es partie si vite, hier, que tu ne m’as pas laissé le temps de te demander ton numéro de téléphone.
— Je n’en ai pas. Je te jure, c’est la vérité ! Mon père m’en a offert un l’an dernier, mais on me l’a cassé. Il m’en aurait bien racheté un, mais on lui a fait comprendre que si je faisais attention à mes affaires, ça ne serait pas arrivé…
On ?
Je hausse les épaules.
— J’ai une famille compliquée.
À cet instant, j’aperçois Phoebe, la journaliste qui a interviewé Marvin Jones sur YouTube.  Elle se glisse dans la file, son portable collé à l’oreille. Ses yeux furètent, je le devine, dans l’espoir de me trouver. Une vague de panique monte en moi. Je me sens traquée. J’étouffe. Je veux qu’on me fiche la paix. Je me lève brusquement.
— Dillon, faut que j’y aille. Demain, je te dirai qui je suis. C’est promis !
Sans attendre sa réponse, je m’échappe, je fuis. Je bouscule les gens, me fraie à coups de « pardon », « ‘scusez », « désolée », un chemin jusqu’à la sortie. Une fois dehors, je cours jusqu’à l’angle de la rue. Lorsque le Pumpkin est hors de vue, je m’arrête pour reprendre mon souffle.
Une pluie fine commence à tomber lorsque j’atteins le pied de mon immeuble. Je prends l’escalier de service, m’arrête un instant devant l’appartement de LaDonna. Tout est sombre. Elle doit dormir. Il est tard. Je grimpe discrètement jusqu’à la fenêtre de ma chambre. Le petit morceau de bois que j’ai glissé pour la coincer n’a pas bougé. Cela veut dire que May n’a pas eu le temps de vérifier si je dormais. Soulagée, je soulève le battant et me faufile à l’intérieur de la pièce.
Alors, seulement, je me rends compte que j’ai oublié le sac contenant mon jean, mon vieux tee-shirt et mon carnet sur les marches de l’escalier.

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