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vendredi 15 décembre 2017

La fille au sweat-shirt gris : épisode III



III

— Ashlee, ça ne va pas du tout !
Je baisse la tête, découragée. Pour la troisième fois, LaDonna me fait recommencer l’exercice. Pour la troisième fois, ma voix flanche – toujours au même endroit. À la place d’une note ronde et pleine, un coassement aigu que je n’arrive pas à tenir plus de quelques secondes. Je ne sais même pas pourquoi je continue à répéter, je n’arriverai à rien de toute façon. Je suis peut-être bonne chanteuse, mais je n’arrive pas à la cheville de maman. LaDonna tient trop à moi pour se montrer objective. Et maintenant…
— Ashlee, je t’interdis de penser ça, m’interrompt l’ancienne cantatrice d’un ton sévère. Oh, ne me regarde pas avec ces yeux-là ! Je te connais, va : je sais ce qu’il y a dans ta caboche. Tu te dis que tu ne seras jamais au niveau, que ça ne vaut pas le coup d’essayer. Tu te dis peut-être aussi que la vieille LaDonna n’a jamais osé briser tes illusions, parce que c’est ta marraine-fée, et que c’est tout ce qui te reste… Eh bien, tu te trompes, ma fille. Je ne suis pas de ce genre là. Je laisse ça à ces hypocrites qui se font payer une fortune pour enseigner à des cochons comment voler et leur répètent à longueur de temps combien ils sont doués. Si je n’avais pas cru en toi, je t’aurais dit d’abandonner, de te mettre à la peinture ou au macramé. Fais-moi confiance : tu as le talent chevillé au corps et assez de tripes pour tenir la distance.
En réponse, je hausse les épaules. LaDonna me considère un moment en silence, puis se lève, verse un peu de lait dans une casserole et le met à chauffer. Elle le retire du feu lorsqu’il est frémissant, le verse dans deux tasses jaune et blanches, y ajoute du miel, un soupçon de cannelle et revient vers moi avec un sourire.
— Bois, ça te fera du bien. Et puis, ça nous permettra de faire une pause. On en a toutes les deux besoin.
— Si tu veux.
— Qu’est-ce qui ne va pas, Ashlee ? C’est encore ta belle-mère ?
— Non, dis-je en secouant la tête. C’est… Aujourd’hui, le glee club a répété dans les couloirs du lycée. Ils s’étaient placés à des points stratégiques. Au pied des escaliers, sur le premier palier, près des casiers… C’est Dillon qui a commencé, a capella. Ensuite, Tina s’y est mise. Puis Jamie. June. Et tous l’ont rejoint les uns après les autres. Les musiciens se sont mis à jouer au premier refrain. C’était génial…
— Mais ?
— Mais… Ils avaient cette complicité, tu sais ? Ce truc qu’on voit dans des séries, ou quand des stars sont invitées pour chanter ensemble dans les émissions-télé… Et ils se regardaient, ils se souriaient ! J’aurais dû être avec eux, LaDonna ! Ce n’est pas juste, ce qui s’est passé. Après, je me dis que même si j’étais restée, ça n’aurait pas changé grand-chose pour moi. Je veux dire, ce n’est pas comme si j’étais populaire, de toute façon.
LaDonna croise les bras sur son opulente poitrine et me dévisage, sourcil arqué.
— Face à June, je ne fais pas le poids. Je ne fréquente pas les bonnes personnes, je ne fréquente personne d’ailleurs. Je n’ai pas de belles fringues. Je ne suis pas douée pour me défendre. Je préfère laisser pisser les rumeurs, les insultes. Je me dis que si les autres croient tout ce qu’elle a raconté sur moi, c’est qu’ils n’en valent de toute façon pas la peine.
— Du coup, tu te mures dans une tour d’acier et tu ne laisses personne t’approcher. Je me trompe ?
— Je… Non. Pas vraiment. 
— Quand tu auras intégré la BSA, ma fille, ces bêtises cesseront. Les autres ne te jugeront plus à l’aune de tes jeans passés, de tes tee-shirts trop grand, de tes yeux fatigués. Ils entendront ta voix, et comprendront quelle belle et merveilleuse personne tu es. Il n’y aura plus de June ni de May…
— Tu en es sûre, LaDonna ?
— Absolument, réplique-t-elle d’un ton résolu. Et maintenant, reprenons…
Posant délicatement Kitty à terre, elle s’installe au piano. Même si l’exercice n’est pas parfaitement réussi, mon timbre est suffisamment ferme et assuré pour que LaDonna me fasse répéter les différents morceaux que nous avons choisis pour les auditions. Blues, classique et rock :  le programme est ambitieux, mais je ne chanterai probablement pas tout.
— Ça suffit pour aujourd’hui, déclare-t-elle enfin en se levant de son tabouret. Tu as bien travaillé.
— Merci.
J’étouffe un bâillement, étonnée de me sentir aussi fatiguée.
— Tu devrais me montrer tes chansons, poursuit-elle en me raccompagnant jusqu’à la fenêtre menant à l’escalier de service.
Je hausse les épaules. Cette discussion, nous l’avons eu dix, vingt fois déjà depuis que je lui ai fait cette confidence. Je refuse, comme d’habitude : mes textes ne sont pas assez bons. Je ne me sens pas prête pour cela.
— Non, ce n’est pas le moment, dis-je en me faufilant à l’extérieur. 
— Je n’en suis pas si sûre, Ashlee. Je n’en suis pas si sûre.
Sans répondre, je grimpe le plus discrètement possible les marches métalliques menant jusqu’à la chambre que je partage avec Billy. Je ne fais aucun bruit en entrant. Pourtant, mon petit frère se dresse sur son lit dès que je passe de l’autre côté.  Je soupire. J’aurais préféré que mes escapades nocturnes demeurent clandestines. À présent, il va falloir compter avec un enfant de sept ans, adorable, mais trop souvent imprévisible.
— T’étais où ? souffle-t-il en se frottant les yeux.
Je m’assieds sur le bord du matelas, je ramasse son ours en peluche tombé sur la moquette et le lui tend.
— Je ne peux pas te le dire, mon cœur.
— Pourquoi ?
— S’il te plaît, Billy boy…
— T’as un amoureux ?
Je n’y avais pas pensé. C’est une bonne idée : en inventant un prince charmant et mystérieux, je suis sûre de préserver mon secret.
— Oui.
— Il s’appelle comment ?
— Dillon.
Sans réfléchir, j’ai donné le prénom du soliste du glee club. Le garçon sur lequel June a jeté son dévolu. En vain, pour le moment. Mais si ma demi-sœur a décidé d’aller au bal de la promo avec lui, il y a de fortes chances pour qu’elle y parvienne.
— Il ressemble à quoi ?
— Dillon ? Il est grand, musclé,  plutôt mignon. Il a des yeux noirs, les cheveux mi- longs…
— Il fait du base-ball ?
— Non. Dillon joue au basket avec ses potes, deux fois par semaine, sur le terrain près du lycée. Il participe aussi à un programme de danse avec les gamins d’un foyer. Un truc inspiré des cours de Pierre Dulaine[1].
— Il danse ? répète Billy en fronçant son petit nez.
Il se moque bien de savoir qui a inspiré ces ateliers. J’ai beau lui répéter que ce n’est pas un art réservé aux filles, il a du mal à l’enregistrer. L’influence de l’école et de sa mère. 
— Oui. Très bien, même.
— Bon, concède mon petit frère. Et il t’a déjà embrassée ?
— Billy…
— Promis-juré-craché, je dirai rien.
— D’accord.
J’invente un devoir commun sur l’histoire de Brooklyn après une sortie scolaire, un premier baiser sous la pluie, juste après m’avoir raccompagnée en bas de l’immeuble et des rendez-vous au clair de lune. Je me rends compte, à mesure que je confie cet amour imaginaire, que je connais mille détails à propos de Dillon – la façon qu’il a d’entortiller une mèche de cheveux autour de son index lorsqu’il réfléchit et son goût pour les réglisses. Je ne pensais pas en savoir autant sur lui. 
— C’est parce que tu veux pas que maman et June le sachent ?  reprend Billy sans remarquer mon trouble soudain.    
— Oui.
— Tu sais, je comprends pas pourquoi elles sont méchantes avec toi. Moi, je t’aime, Ashlee. Et tu es la plus gentille sœur du monde.
Émue, je le serre contre mon cœur. Je reste un moment ainsi, le nez fourré contre ses cheveux qui sentent bon le shampoing à la pomme. Puis j’embrasse le bout de son nez et m’écarte doucement de lui.
— Ashlee, tu veux pas dormir avec moi ?
— Tu as encore fait un cauchemar ?
Billy acquiesce en silence, presque honteux de l’avouer. Ces derniers temps, il dort de plus en plus mal. J’ai cru qu’il avait des problèmes à l’école. J’ai proposé d’aller voir son institutrice, car je sais pertinemment que May ne s’en donnera pas la peine : il a refusé, me jurant que ce n’était pas à cause de cela. J’ai eu beau demander, il a toujours gardé un silence obstiné. Qui sait, peut-être acceptera-t-il de parler, ce soir ? 
— Billy boy, je t’ai dit que j’avais un amoureux. Tu ne veux pas me raconter tes mauvais rêves, en échange ? 
Il secoue la tête en silence.
— Même pas un peu ?
Il baisse la tête, au bord des larmes.
— Comme tu voudras.
Je me glisse avec lui sous la couette tiède et douce. Billy se love contre moi, saisit ma main et la presse contre son cœur.
— Tu restes avec moi, d’accord ?
— D’accord, dis-je en calant ma joue sur l’oreiller. Et maintenant, dors. Je suis là.
Sa respiration se fait plus profonde, plus régulière. Doucement, il glisse dans le sommeil. Je laisse son souffle me bercer, soudain consciente qu’il ne nous reste à peine un trimestre à passer ensemble. À la rentrée prochaine, j’aurai quitté la maison. Il sera seul avec une mère qui ne se soucie de lui qu’en public ou devant mon père et une demi-sœur indifférente.
Si c’était cela, la source de ses angoisses nocturnes ?  Oui, c’est logique ! Billy a peur que je l’abandonne, mais devine que c’est le seul moyen pour moi d’échapper aux griffes de May. C’est pour cela, parce qu’il garde tout en lui, qu’il se réveille en pleine nuit, les yeux pleins de larmes. C’est parce qu’il ne veut pas que je reste pour lui qu’il ne se confie pas.
Adorable Billy, qui saisit tout, même quand je cherche à le préserver ! J’aimerais tant pouvoir l’emmener ! Je trouverais un travail qui nous permettrait de vivre tous les deux. On n’aurait pas beaucoup d’argent, mais on serait heureux, tous les deux.
C’est un rêve, bien sûr.
Un rêve impossible.
 May ne laissera jamais partir le fils qui l’attache à mon père. Lui ne comprendrait rien, comme d’habitude, et prendrait inévitablement son parti. Cela se terminerait par un drame, l’interdiction formelle de revoir mon petit frère, ou même de lui téléphoner. Et puis, May est tellement perverse qu’elle serait capable d’exiger une mesure d’éloignement contre moi. Ni Billy ni moi ne pourrions le supporter.
— Ne t’inquiète pas, mon cœur, dis-je dans un souffle. Je ne te laisserai jamais pas. Je serai toujours là pour toi, même si je suis loin.
Je ferme les yeux. J’essaie de dormir. En vain. La répétition, le spectacle de danse, les dernières paroles de LaDonna, la petite voix de Billy quand il m’a demandé de rester avec lui, tourbillonnent inlassablement dans ma tête.
Des images se forment.
Puis des sons.
Et des mots.
Les premiers d’une nouvelle chanson.


[1] Né en 1944, Pierre Dulaine est un danseur célèbre pour avoir mis en place, dans les écoles de quartiers défavorisés de certaines villes comme New-York ou Saint-Louis, des classes de danses de salon destinées à apprendre aux enfants à vivre ensemble et au respect mutuel. Sa vie a inspiré le film Dance With Me (2006).

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