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lundi 25 juillet 2016

SANG-DE-LUNE (extrait n°2: épreuves non corrigées)

Un deuxième extrait de Sang-de-Lune, et n'oubliez pas que vous avez jusqu'au 8 août pour me poser vos questions!




Je me réveille, en sueur. Un poids terrible pèse sur ma poitrine, j’ai la sensation d’étouffer. Ce cauchemar familier me laissait en paix depuis plusieurs mois. Il est revenu avec l’annonce de la lapidation de Dana, plus prégnant, plus réel à mesure que se rapproche le jour de son châtiment.
Dana va mourir.
Dana va mourir, parce que sa seule façon de protéger sa fille d’une existence d’esclave a été de la tuer.
Je pense sans arrêt à cela. À ces cinq années, durant lesquelles elle avait les yeux cernés, les traits tirés. Ma cousine marchait en courbant les épaules, comme une petite vieille. Elle ne riait plus. Quant aux ragots dont elle raffolait, Dana les avait oubliés. Elle était malheureuse. Il y avait des signes et nul n’y a prêté attention. Ce repli sur soi paraissait tellement normal ; combien de sang-de-lune, après leur mariage, sont devenues comme elle ? Je songe à ma mère, indifférente à tout sauf au respect des règles, à tante Vania, silencieuse et recluse dans notre demeure depuis la mort de son époux, à ces filles croisées au lavoir, aux bains ou au marché, qui se fanent en quelques mois. Certaines, comme Irina, retrouvent un peu d’éclat auprès de leurs proches ou de leurs voisines avec lesquelles elles partagent les tâches quotidiennes. Mais la plupart d’entre-elles sont éteintes.
Jusqu’à la condamnation de Dana, je me disais que c’était ça, devenir adulte. Une espèce de disparition, de sacrifice de soi. À présent, je me demande ce que nous avons fait de si terrible pour justifier cette existence de servitude et de renoncement.
Les Ténèbres nous rendent dangereuses, souvent malgré nous. C’est même pour cette raison qu’il est conseillé, « relativement au choix d’une épouse, d’être guidé par la sagesse et non par ses émotions, source de chaos » – ce ne sont pas mes mots, mais les recommandations écrites dans les Lois d’Alta.
De là à nous priver de toute source de joie…
Rozenn a de la chance : Simon a suivi son cœur, non les coutumes de la cité ou les conseils de ceux qui ont présidé à la cérémonie. Il semble sincèrement épris d’elle.
Mais ma cousine est une exception.
Je me méfie de ces réflexions rebelles et de ce qu’elles signifient. Je presse les doigts contre le glyphe d’encre et de cuivre qui orne mon épaule nue, mais je n’y trouve aucun réconfort.
Juste une douleur, vague et lointaine.
Profitant du sommeil d’Arienn, je me lève doucement, j’allume une chandelle et retire le plan de sa cachette. Je ne l’ai pas examiné depuis que ma sœur me l’a montré. Cette nuit, j’en ai le courage – ou l’envie.
Je déplie la feuille épaisse et lisse. C’est une carte ancienne, avec des annotations aux trois quarts effacées. Des nombres dont je ne comprends pas la signification, quelques mots – entrepôt, réserve, danger – sous un cercle tracé au milieu d’un tunnel. Du bout des doigts, je suis le dessin des routes et des souterrains ; je cherche des correspondances entre l’Alta d’aujourd’hui et cette esquisse en noir et jaune. Ce chemin, creusé dans la roche, m’est familier. Cette passerelle métallique qui relie les deux principaux quartiers, également. Même si, aujourd’hui, Alta en comporte trois. Et plus bas… J’ose à peine me pencher sur les lignes qui représentent un réseau de couloirs et de cavernes au-delà des frontières de notre ville, là où règnent les Ténèbres. Je me remémore des récits terrifiants de rats énormes et de cavités grouillantes, de scolopendres blafards et de têtes plantées sur des piques vert-de-gris, d’eaux acides et de cadavres affamés se jetant sur un fugitif pour le dévorer. Certains pensent qu’il ne s’agit pas de revenants, mais de Noctes particulièrement corrompus. D’autres sont d’avis que les ombres s’insinuent dans les corps pour y trouver un semblant de vie. Ils se réfèrent à un vieux poème qui commence ainsi :

L’ombre n’avait pas de substance.
L’ombre rêvait
De pouvoir goûter et toucher…

Je me rappelle également l’histoire de ce soldat tombé dans une embuscade. Trois jours après l’annonce de son décès, il rentra chez lui et reprit sa place auprès de sa famille. Rapidement, le plus jeune de ses fils tomba malade. On le crut perdu, mais il se réveilla, au matin, apparemment guéri. Vint le tour de l’aîné, puis de la femme. Tous survécurent, miraculeusement. Du moins, c’est ce qu’on supposa, jusqu’à ce que des disparitions régulières éveillent les soupçons. On découvrit alors l’atroce vérité : le soldat et les siens étaient morts. Des ombres s’étaient insinuées à l’intérieur de leurs dépouilles et imitaient leur existence, se nourrissant de cadavres, complotant pour répandre peu à peu leur souillure dans Alta.
Avec un soupir, je range la carte et regagne ma couche.
Ici, l’asservissement.
Au-delà, la mort ou pire.
Il n’y a pas d’espoir, pas d’issue.


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