Après un master sur le sujet, dont le résumé , ainsi qu'une interview, sont disponibles
ici, Coralie David rédige actuellement une thèse en littérature comparée sur le jeu de rôles et, à cette fin, a décidé d'interviewer une centaine d'acteurs du milieu, parmi lesquels Sandy Julien (réponses
là), Johan Scipion (
hop), Romain d'Huissier (
hé), et d'autres qui n'ont pas encore mis leurs réponses en ligne ou ne souhaitent pas le faire, ou n'ont pas encore répondu...
Je fais donc partie des heureux élus. Voici l'intégralité de l'entretien! Un grand merci à Coralie pour ses questions et surtout, pour son travail sur le jeu de rôles et ses liens avec la littérature.
Comment
définiriez-vous votre métier ou votre activité ?
Dans le milieu du jeu
de rôles, je suis un peu touche-à-tout : traductrice au début,
correctrice, auteure, pigiste, indifféremment amatrice - les suppléments pour Les Secrets de la Septième Mer (S7M) -
et pro.
Qu’est-ce
qui vous motive à écrire pour un jeu ? Un thème, un genre, une commande
d’éditeur ?
Le thème, les gens, le
temps. Mariée à Fabien Fernandez, qui est auteur de jeux de rôles, je suis
nécessairement impliquée dans un processus créatif, même si ma participation
est infime (nouvelles, corrections). Pour le reste, j’ai eu des commandes et
des propositions, notamment pour travailler sur S7M (traduction, scénario) et pour C.O.P.S. quand Asmodee faisait encore du jeu de rôles. Plus
récemment pour Nécropolice – un jeu
créé par Fabien, sorti aux XII Singes. Il y a des univers et des thématiques
qui me parlent plus que d’autres, évidemment : cape et épée, flics, magie,
complots… Mais ce qui compte le plus,
pour moi, ce sont ceux avec lesquels je travaille. Je crois qu’aujourd’hui, je
serai incapable de faire équipe – parce qu’il s’agit bien d’une création
d’équipe - avec des personnes avec lesquelles je ne m’entends pas.
Vous
êtes également romancière. À votre avis, que permet de créer le JdR en termes
de fiction, qui n’est pas possible dans d’autres médias ?
Le jeu de rôles est à
la fois un laboratoire, un lieu de création et de partage, la porte vers un
autre monde au sein duquel on est libre de vivre, d’évoluer, etc. Winnicott,
dans Jeu et réalité, décrivait le jeu
comme une « aire intermédiaire
d’expérience », « un espace neutre » au sein duquel se
rencontrent plusieurs individus singuliers, qui ainsi l’alimentent, et s’en nourrissent.
D’autres médias comme les œuvres d’art (littéraires, picturales, etc.) créent
cet espace, mais de manière peut-être moins immédiate (rapport de l’artiste à
l’œuvre et du lecteur/ spectateur à l’œuvre). Après, peut-être que toute œuvre,
toute création collective apporte cette émulation ?
Vous
avez travaillé sur C.O.P.S., gamme
prolifique emblématique des années 2000. Avec
le recul, quel regard portez-vous sur ce jeu ? À votre avis, quelles sont
ses grandes réussites, et que feriez-vous différemment aujourd’hui ?
Comment définiriez-vous les JdR de cette époque ? Qu’est-ce qui vous
semble avoir changé aujourd’hui ?
C.O.P.S a été une très
belle expérience d’écriture et d’apprentissage : j’y ai rencontré deux
types super, Sandy Julien avec qui j’ai co-écrit l’intégralité des nouvelles/
textes du LAPD Blues et Benoît
Attinost, les news de Lights, Camera,
Revolution, c’est lui – et tous deux ont participé, comme moi, à l’écriture
de la gamme du début à la fin.
Dans les grandes
réussites de C.O.P.S : les
quatre saisons, comme dans une série-télé, les scénarii
« background » et les 10-18, l’idée d’un jeu participatif, dans
lequel les joueurs collaboreraient à l’évolution du monde : journal,
possibilité de voter, etc.
Malheureusement, c’est
de cet aspect que sont nées les faiblesses du jeu :
- d’une part, parce
qu’il n’a pas été assumé par les responsables de la gamme : ils
considéraient que, les joueurs étant flics, allaient voter pour le type de
droite paternaliste. Pas de bol, c’est la métisse amérindienne écolo qui a été
élue. Au lieu de faire avec, de rebondir sur ce vote en se disant que les
joueurs/cops faisaient évoluer l’univers vers autre chose, les créateurs de C.O.P.S ont réduit l’affaire à
« c’est à cause de ses seins, ils ne sont pas réalistes » (j’exagère
à peine) et la suite a tourné au grand n’importe quoi.
- d’autre part parce
qu’il a amené tout un tas de personnes à participer à la gamme sur le tard,
sans que ce soit géré : moralité, incohérences, conflits de personnes,
lassitude générale, chaos, n’importe quoi généralisé.
Ce qu’il aurait fallu
changer ? C’est ça, je pense ! Donner un réel impact aux joueurs sur
le monde (ou pas du tout, mais dans ce cas, ne rien promettre) et être vraiment
carré sur la structure. Certains aspects plus psychologiques du jeu
aussi : sous prétexte de réalisme, C.O.P.S fonctionnait surtout sur un
principe de rapports de force extrêmement pénible à moyen terme.
Pour moi, C.O.P.S, comme Prophecy, appartiennent à une catégorie de jeux-de rôles qui, à
force d’être pensés contre (les
Gros Bill, les dés multiples, White Wolf, etc.), finissent par devenir
handicapants pour construire une histoire et faire évoluer ses personnages. Il
y avait certainement de bonnes raisons à ça, mais à terme, et quand on
s’intéresse plus à construire une histoire avec
les autres joueurs et le meneur, cela devient vite lassant. Pour dire cela
autrement : quand on fait du jeu de rôles, ce n’est ni pour devenir le roi
du monde ni pour écraser les autres. Ces jeux de rôles, soit dans le système,
soit dans la forme, partaient du principe contraire. Aujourd’hui, heureusement,
j’ai le sentiment qu’il y a beaucoup moins de jeux contre, qu’il s’agit de créer avec,
sans rapports de force inutiles. Il y a de plus en plus de jeux de rôles sans meneur
défini, ou donnant la possibilité au joueur de décider de la réussite ou de
l’échec d’une action parce que cela sert l’histoire. Plutôt sympa, non ?
Lorsque
vous écrivez un JdR ou participez à un supplément pour une gamme déjà
existante, qu’est-ce qui vous inspire en premier lieu ? Le système ?
L’univers ? Le type de personnages que les joueurs interpréteront, les
scénarios potentiels, ou est-ce toujours différent ? Un mélange de ces
éléments ?
Ce sont les univers qui
m’inspirent : pour Islendigar, continent
protohistorique aux résonnances écologiques et humanistes, dans lequel les joueurs
incarnent des hommes-esprits, ce sont surtout les situations possibles (découverte,
nature, survie) et les thèmes proposés (altérité, apprentissage, différence) qui
m’ont donné envie de m’y plonger. Pour Nécropolice,
ce sont les questions que peuvent poser l’univers, questions qui n’ont pas
nécessairement de liens avec les fantômes, d’ailleurs (IVG, racisme, politique, etc.)
Plus
récemment, vous travaillez sur les JdR de la maison d’édition que vous avez
fondée avec Fabien Fernandez, CDS éditions, dans la collection Hypericum. Quel
est votre rôle dans cette collection ?
J’ai essentiellement un
rôle de bêta-lectrice et correctrice. Pour Islendigar,
c’est un peu différent, puisque j’écris les nouvelles et que je participe à la
création des suppléments.
Comment
définissez-vous un système de JdR ? Quel est son rôle ?
Un système de jeu,
c’est… une mécanique qui permet de jouer dans un univers donné. Il doit
s’adapter du mieux possible à ce dernier, afin de le servir et de permettre aux
joueurs d’y évoluer.
Comment
définissez-vous le roleplay ?
Comme la condition sine qua non d’une bonne partie, comme
la substantifique moelle du jeu… Grâce au roleplay, le joueur incarne son
personnage, et rentre de plain-pied dans cette « aire intermédiaire
d’expérience » dont parle Winnicott, qui permet de créer une histoire un monde,
avec d’autres.
Pour
vous, quel est le ou les JdR le plus « réussi(s) », dans le fond, la
forme, pourquoi ?
Ceux que je prends
plaisir à maîtriser ! Je suis plus joueuse que meneuse, alors pour que
« j’accroche » suffisamment à un jeu, pour me dire « c’est bon,
je me lance », il faut qu’il y ait vraiment un truc. Les Secrets de la Septième Mer est pour moi un exemple parfait de
ce que je recherche dans un jeu de
rôles : système fluide, univers flamboyant, drames, poursuites héroïques,
panaches, larmes, baisers enflammés, ennemis ignobles, bref… une infinité d’histoires
à créer et à jouer. J’ai beaucoup de tendresse pour Le Monde des ténèbres,
également (Vampire) et pour L5A. J’adore Islendigar (à la fois en tant que joueuse et meneuse) et vous me
direz que je ne suis pas objective, mais c’est un excellent jeu, qui là encore
offre une infinité de possibilité d’histoires, d’interprétations, tout en
poussant à créer avec, et non contre. En même temps, je crois vraiment
que ce qui compte dans un jeu de rôles, c’est ce qu’on en fait… Je critiquais Prophecy, mais c’est un régal avec un
meneur qui sait se l’approprier. Des JDR comme Fireborn (mort-né) ou The
Edge of Midnight (gamme arrêtée) deviennent géniaux à partir du moment où…
la compagnie est bonne, et les thèmes développés intéressants !
Quels
sont vos systèmes de jeu préférés, pourquoi ?
Ceux qui épousent les
jeux, de manière générale, et, vous l’aurez compris, qui ne sont pas
pensés contre les joueurs. Si
vous écrivez un roman historique, vous ne vous exprimez pas en écrivant
« ta mère », « je le kiffe grave » à tout bout de champ. Et
vous faites en sorte que vos lecteurs aient envie de suivre jusqu’au bout votre
histoire, même s’ils souffrent avec les héros, même s’ils ont parfois du mal
avec ce que vous leur infligez ou la manière dont ils se comportent. Vous ne
vous amusez pas à rendre votre écriture indigeste. Un système de jeu, c’est
pareil…
Quelles
sont vos campagnes préférées, pourquoi ?
J’aime les campagnes
qui se déroulent sur plusieurs années, et qui laissent le temps aux personnages
de se construire, d’évoluer dans l’univers et parfois de le faire évoluer. Cela
permet vraiment de ressentir, de vivre autre chose, et en tant qu’auteure, de
pousser des psychologies que je peux utiliser dans mes romans.
Quels
sont vos univers de jeu de rôle préférés, pourquoi ?
J’aime les univers qui
me font rêver et me donnent envie d’y « vivre », le temps d’une
histoire, d’une campagne, etc. J’ai besoin d’y trouver des résonnances pour m’y
projeter. Si un jeu éveille ma
curiosité, me titille, je suis prête pour le grand saut…
Après, il y a des types
de jeu et d’univers qui me donnent juste envie de partir en courant : la
SF, les jeux de guerre, les univers de type D&D
ou Warhammer. Là, je n’ai même pas
envie de faire d’effort…
À
vos yeux, qui sont les trois personnes les plus représentatives de la nouvelle
génération d’auteurs de JdR français ? Qu’est-ce qui la caractérise, selon
vous ?
Je ne peux pas répondre
à cette question. Je ne suis pas assez impliquée dans le milieu pour cela.
Comment
voyez-vous l’évolution du JdR dans le fond et la forme, et d’un point de vue
économique au sens large ? (nouveaux modes de financement comme le
crowdfunding, modes de distribution, rôle du Net, revues, conventions,
etc.) ?
Pareil, je ne suis pas
très bien placée pour répondre. Vu de loin, j’ai l’impression qu’il y a énormément
d’inventivité, de liberté de ton et de création dans le jeu de rôles, liberté
qu’il n’y avait peut-être pas avant, ou moins.
-
Est-ce que la fin de vos romans est prédéterminée avant même la
rédaction ?
Plus ou moins : je
sais généralement où je vais, mais je laisse toujours la possibilité à
l’histoire et aux personnages de me surprendre. Par exemple, si j’avais dans
les grandes lignes le déroulement des derniers chapitres de Venenum, je n’avais pas prévu que le roman
se terminerait par ce baiser…
-
Vos univers sont-ils structurés avant vos histoires ? L’espace est-il une
base ou une conséquence de la narration ?
Généralement, je prends
bien soin de structurer et définir mes univers, même s’ils ne sont
effectivement écrits que sous forme de notes éparses, avant d’y imaginer des récits.
Cosmogonie, histoire, noms, géographie en constituent les fondements, même
s’ils évoluent avec le temps. Dans l’Archipel des Numinées, l’importance de
l’espace diminue à mesure des romans : la ville est un personnage à part
entière dans Arachnae et, dans Matricia, qui se déroule sur deux îles,
seuls les personnages comptent. En même temps, j’écris cela et je me rends
compte que Dionisia, métisse, incarne la frontière et sa transgression… Peut-être
serait-il plus juste, alors, de dire que les personnages se définissent en
fonction du monde dans lequel ils évoluent ; ainsi, le passé, les
croyances, la géographie, comptent inévitablement.
-
Écrivez-vous dans des mondes imaginaires pour mettre en valeur des histoires et
des personnages que le monde réaliste ne peut mettre en valeur ? Ou
écrivez-vous ces histoires et ces personnages pour faire découvrir votre
univers ?
J’écris parce que j’ai
envie de raconter des histoires, de les partager, de poser des questions, de
donner naissance à des personnages… Les
mondes inventés permettent de se plonger et plonger le lecteur dans d’autres
univers, mais ils restent finalement toujours ancrés dans une certaine réalité.
Comme écrivait Descartes, l’imagination se nourrit de réel – quel que soit sa
forme. Ainsi, je ne fais pas tant de différence que cela entre un polar
historique comme Noire Lagune et Cytheriae (d’autant qu’on retrouve dans
les deux l’écho de Venise). Cela dit, certaines histoires – je pense ici à un
projet chez Gulf Stream – ne peuvent, parce que leur thématique est trop dure,
abrupte, problématique, que s’écrire
dans des mondes imaginaires…
-
Comment faites-vous pour permettre au lecteur de prendre ses repères votre
univers ? Utilisez-vous des moyens plutôt subjectifs, comme par exemple
les actions et la vie quotidienne des personnages, ou au contraire par un biais
objectif et démiurgique, un point de vue surplombant et globalisant ?
Généralement, et je
crois en cela que le jeu de rôles aide beaucoup, je me mets dans la peau de mes
personnages (tous) et j’adopte leur point de vue. Ce qui change, en général,
c’est le temps et le pronom du récit : présent ou passé, première ou
troisième personne, etc.
- Certains romanciers, comme Pierre Pevel, pensent qu’il n’y a pas de
lien véritable ni de réelle influence entre le travail d’un écrivain et une
activité rolistique, qu’elle soit celle d’un joueur ou d’un auteur, alors que
d’autres considèrent que l’apport du jeu de rôle est décisif pour un auteur de
littérature. Qu’en pensez-vous ?
Selon moi, le jeu de
rôles influence le travail de l’auteur – et vice versa. C’est impossible qu’il
en aille autrement – ou alors, il faudrait dire que le cinéma, les séries télé,
les lectures n’ont aucune influence ni sur l’écriture de roman ni sur les jeux
de rôles (qu’on soit meneur ou joueur).
Bien sûr, je vois bien
ce que veut dire Pierre : écrire un roman, ce n’est pas raconter ses
parties de jeux de rôles, avec tout le côté indigeste d’un point de
vue narratif, que cela peut comporter ; et mener une partie de jeu de
rôles, ce n’est pas rédiger un roman, puisque les joueurs écrivent leur propre
partition.
Je ne pense pas qu’il
faille absolument faire du jeu de rôles pour être un auteur, que le jeu de
rôles ait un « rôle décisif » sur l’écriture.
D’un point de vue personnel, je le considère,
au même titre que d’autres médias, comme un plus, un plus qui me permet
d’explorer différentes facettes de la psychologie humaine, différentes
situations et qui sert ainsi les histoires. De même, certains personnages de
roman que je vais créer, voire, certaines situations, vont nourrir des parties.
Et bien sûr, c’est sans
compter le nombre incalculable de lectures et visionnages de films qui
inspirent des scénarios de jeux de rôles…
-
Dans vos romans, vous avez créé des univers qui pourraient tout à fait être
adapté en JdR, comme par exemple la cité d’Arachnae. Pourquoi n’avoir jamais
franchi le pas ?
Parce que je suis
passée à autre chose. Parce que je n’aime pas les univers dans lesquels les
personnages ne sont que des seconds rôles (je pense ici à JRTM, Star Wars, etc.).
Après, pourquoi, en effet, ne pas imaginer un jeu de rôles fondé sur les îles
non exploitées de l’Archipel ? Un jour, peut-être…