Un deuxième extrait de Sang-de-Lune, et n'oubliez pas que vous avez jusqu'au 8 août pour me poser vos questions!
Je me réveille, en sueur. Un
poids terrible pèse sur ma poitrine, j’ai la sensation d’étouffer. Ce cauchemar
familier me laissait en paix depuis plusieurs mois. Il est revenu avec
l’annonce de la lapidation de Dana, plus prégnant, plus réel à mesure que se
rapproche le jour de son châtiment.
Dana va mourir.
Dana va mourir, parce que sa
seule façon de protéger sa fille d’une existence d’esclave a été de la tuer.
Je pense sans arrêt à cela. À
ces cinq années, durant lesquelles elle avait les yeux cernés, les traits tirés.
Ma cousine marchait en courbant les épaules, comme une petite vieille. Elle ne
riait plus. Quant aux ragots dont elle raffolait, Dana les avait oubliés. Elle
était malheureuse. Il y avait des signes et nul n’y a prêté attention. Ce repli
sur soi paraissait tellement normal ; combien de sang-de-lune, après leur
mariage, sont devenues comme elle ? Je songe à ma mère, indifférente à
tout sauf au respect des règles, à tante Vania, silencieuse et recluse dans
notre demeure depuis la mort de son époux, à ces filles croisées au lavoir, aux
bains ou au marché, qui se fanent en quelques mois. Certaines, comme Irina,
retrouvent un peu d’éclat auprès de leurs proches ou de leurs voisines avec lesquelles
elles partagent les tâches quotidiennes. Mais la plupart d’entre-elles sont
éteintes.
Jusqu’à la condamnation de
Dana, je me disais que c’était ça, devenir adulte. Une espèce de disparition,
de sacrifice de soi. À présent, je me demande ce que nous avons fait de si
terrible pour justifier cette existence de servitude et de renoncement.
Les Ténèbres nous rendent
dangereuses, souvent malgré nous. C’est même pour cette raison qu’il est conseillé,
« relativement au choix d’une épouse, d’être guidé par la sagesse et non
par ses émotions, source de chaos » – ce ne sont pas mes mots, mais les
recommandations écrites dans les Lois
d’Alta.
De là à nous priver de toute source
de joie…
Rozenn a de la chance :
Simon a suivi son cœur, non les coutumes de la cité ou les conseils de ceux qui
ont présidé à la cérémonie. Il semble sincèrement épris d’elle.
Mais ma cousine est une
exception.
Je me méfie de ces réflexions
rebelles et de ce qu’elles signifient. Je presse les doigts contre le glyphe
d’encre et de cuivre qui orne mon épaule nue, mais je n’y trouve aucun
réconfort.
Juste une douleur, vague et
lointaine.
Profitant du sommeil d’Arienn,
je me lève doucement, j’allume une chandelle et retire le plan de sa cachette. Je
ne l’ai pas examiné depuis que ma sœur me l’a montré. Cette nuit, j’en ai le
courage – ou l’envie.
Je déplie la feuille épaisse et
lisse. C’est une carte ancienne, avec des annotations aux trois quarts
effacées. Des nombres dont je ne comprends pas la signification, quelques mots
– entrepôt, réserve, danger – sous un cercle tracé au milieu d’un tunnel. Du
bout des doigts, je suis le dessin des routes et des souterrains ; je
cherche des correspondances entre l’Alta d’aujourd’hui et cette esquisse en
noir et jaune. Ce chemin, creusé dans la roche, m’est familier. Cette
passerelle métallique qui relie les deux principaux quartiers, également. Même
si, aujourd’hui, Alta en comporte trois. Et plus bas… J’ose à peine me pencher
sur les lignes qui représentent un réseau de couloirs et de cavernes au-delà
des frontières de notre ville, là où règnent les Ténèbres. Je me remémore des
récits terrifiants de rats énormes et de cavités grouillantes, de scolopendres
blafards et de têtes plantées sur des piques vert-de-gris, d’eaux acides et de
cadavres affamés se jetant sur un fugitif pour le dévorer. Certains pensent
qu’il ne s’agit pas de revenants, mais de Noctes particulièrement corrompus. D’autres
sont d’avis que les ombres s’insinuent dans les corps pour y trouver un
semblant de vie. Ils se réfèrent à un vieux poème qui commence ainsi :
L’ombre n’avait pas de substance.
L’ombre rêvait
De pouvoir goûter et toucher…
Je me rappelle également
l’histoire de ce soldat tombé dans une embuscade. Trois jours après l’annonce
de son décès, il rentra chez lui et reprit sa place auprès de sa famille. Rapidement,
le plus jeune de ses fils tomba malade. On le crut perdu, mais il se réveilla,
au matin, apparemment guéri. Vint le tour de l’aîné, puis de la femme. Tous
survécurent, miraculeusement. Du moins, c’est ce qu’on supposa, jusqu’à ce que
des disparitions régulières éveillent les soupçons. On découvrit alors l’atroce
vérité : le soldat et les siens étaient morts. Des ombres s’étaient
insinuées à l’intérieur de leurs dépouilles et imitaient leur existence, se
nourrissant de cadavres, complotant pour répandre peu à peu leur souillure dans
Alta.
Avec un soupir, je range la
carte et regagne ma couche.
Ici, l’asservissement.
Au-delà, la mort ou pire.
Il n’y a pas d’espoir, pas
d’issue.
Rahlala !! j'ai tellement envie de le lire !!!!
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