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lundi 8 janvier 2018

La fille au sweat-shirt gris : dernier épisode



X

Front collé à la fenêtre, Billy observe tristement l’immeuble d’en face, avec ses briques rouges semblables aux nôtres et son escalier métallique. Un chat blanc, étendu de tout son long sur la plate-forme parallèle à notre étage, profite du soleil. 
— J’avais tellement envie d’aller au zoo avec lui, me dit-il d’une voix qui tremble un peu. Mais c’est toujours pareil. C’est toujours June qui passe en premier.
Je m’approche de lui, je le prends dans mes bras, le tiens un moment serré contre moi.
— J’ai un truc à te confier. Un truc super important. Je ne t’en ai pas parlé avant, parce que j’avais la trouille. J’ai un secret…
— T’es la fille au sweat-shirt gris, c’est ça ?
— Oui.
— T’aurais même pas eu besoin de me demander de jurer cracher. J’aurais rien dit à personne. Et surtout pas à maman.
— Je sais, Billy boy. J’aurais dû te faire confiance. Je suis désolée.
Il hausse les épaules. Il essaie d’être brave, mais je sens bien qu’il est blessé. Nous restons un moment, l’un contre l’autre, les yeux fixés de l’autre côté de la rue.
— Et Dillon ? me demande-t-il brusquement. C’est ton amoureux, ou pas ?
— C’est compliqué. Au lycée, il ne m’adresse pas la parole. Mais je l’ai rencontré au Pumpkin. Il m’a offert un coca, on a pas mal discuté. Sauf que je suis restée planquée sous ma capuche, alors il ne sait pas qui je suis.
Je me rappelle soudain les événements d’hier. Mon départ précipité. Mon sac, avec mes affaires et mon carnet. J’espère qu’il l’a récupéré. Même s’il lit mes chansons, même s’il découvre mon identité, Dillon n’est pas du genre à l’utiliser pour me faire du mal. Au pire, il se sentira trahi et me le rendra sans un mot la prochaine fois qu’on se croisera. Ça me brisera le cœur, parce que je suis amoureuse de lui, même si j’ai du mal à me l’avouer.
— Ça te dirait de venir avec moi à la BSA et de m’écouter chanter, Billy boy ? Tu serais mon-porte-bonheur…
Pas le temps de reculer : Billy me saute au cou. Oubliées, mes cachotteries ! Oubliée, la sortie manquée avec papa ! Les yeux brillants de joie, il enfile à toute vitesse son pull Wolverine. De mon côté, je récupère ma dernière chanson et la glisse dans la poche arrière de mon jean.
— On y va ?
Je soulève la fenêtre et l’aide à passer de l’autre côté. Nous dévalons l’escalier jusqu’au premier étage. Je frappe à la vitre de LaDonna. Ma confidente, ma vieille amie nous ouvre immédiatement. Billy saute dans ses bras. Je remarque les cernes qui creusent ses yeux noirs, sa peau terne. Elle tente de camoufler sa fatigue derrière un sourire, mais je vois bien qu’elle est à bout de forces. J’ai peur de comprendre ce que signifient ses rendez-vous réguliers à l’hôpital. J’ai peur qu’elle soit malade, comme maman.
— Alors, qu’est-ce qui vous amène, tous les deux ? lance-t-elle, ignorant mon expression bouleversée.
— J’accompagne Ashlee à son concours ! répond mon petit frère, surexcité. Elle va devenir célèbre et tout ! C’est génial, hein ?
— C’est merveilleux, Billy ! Je suis très fier de ta grande sœur, tu sais ?
Ma marraine-fée le serre très fort contre son cœur, disparaît quelques minutes dans la cuisine et revient avec sur un plateau trois verres de lait chocolaté et des biscuits aux cacahuètes. 
— Comme ça, vous n’irez pas le ventre vide ! Ashlee, que vas-tu chanter cet après-midi ? demande- -t-elle, déterminée à ne pas me laisser l’opportunité de m’inquiéter.
— J’hésite entre une de mes chansons et l’une de celles qu’on a répétées ensemble. Tu en penses quoi ?
— Tes textes sont excellents, Ashlee. Matures, intelligents, sincères. Ils les ont adorés. Alors, pourquoi changer ?
— Il n’y a pas de musique. Le ton reste le même…
— Tu auras bien le temps d’interpréter des classiques quand tu seras à la BSA !
Elle a raison, j’imagine. Je termine ma boisson, me lève avec un coup d’œil vers Billy. Agenouillé sur le tapis il caresse Kitty, et la chatte tigrée, renversée sur le dos, ronronne avec délectation. LaDonna ôte le vieux médaillon doré qui ne la quitte jamais, me le tend. Il renferme une mèche de cheveux crépus, une minuscule fleur de coton et une image pieuse. Sa mère lui a transmis, et avant elle, sa propre mère et la mère de celle-ci. Son  histoire est aussi longue que celle des Noirs américains. Bouleversée par ce présent, je le passe autour de mon cou, les yeux brillants de larmes.
— Et maintenant, montre-leur que tu es la digne fille de Keshia ! souffle-t-elle en m’embrassant sur chaque joue.
Un instant plus tard, Billy et moi sommes dehors, sous le soleil d’avril. Avec lui, impossible de se rendre à pied à la BSA. Heureusement, il y a une station de bus, pas loin. Celui-ci ralentit juste au moment où nous passons l’angle de la rue. Main dans la main, nous courons en agitant les bras dans sa direction.
Nous grimpons, essoufflés, sur la plate-forme. J’ai juste assez d’argent pour acheter nos tickets.  Les bâtiments rouges et gris défilent sous nos yeux ; sur notre droite, les grilles protégeant un terrain de sport où deux équipes jouent au basket ; plus loin, trois ou quatre cafés, une librairie et l’enseigne du Pumpkin, citrouille rouillée qui se balance doucement dans le vent.
Dix minutes plus tard, nous arrivons près de la Brooklyn School Of Arts. En descendant, je rabats ma capuche sur mon visage. Billy à mes côtés, je m’avance vers l’imposante bâtisse. L’immeuble de la Brooklyn School of Arts est en briques, à l’image du reste du quartier. Le nom de l’académie est inscrit en lettres de métal, au-dessus du frontispice. Je m’arrête au pied des marches, intimidée. Je rentre ma tête dans les épaules. Brusquement, je doute de mon talent, de ma légitimité. Ma place est-elle vraiment ici ?
Sentant mon désarroi, Billy tire de son pantalon une figurine de Batman et me la donne.
— Tiens, Ashlee. C’est pour te porter bonheur. 
Émue, je le remercie et la glisse dans ma poche. Puis, main dans la main, nous nous dirigeons vers l’accueil.
Une poigne griffue me tire en arrière. Avec un rictus mauvais, May, arrache brutalement ma capuche. Clouée par la peur, je sens mes jambes devenir de plomb.
— Je savais que c’était toi, petite teigne !  Tu croyais vraiment que je n’avais pas deviné qui se cachait sous ce sweat informe ? Tu espérais quoi ? grince-t-elle, me secouant comme un prunier. Faire tes petits coups en douce, c’est ça ? Évincer June ? Je ne te laisserai pas…
  — J’AI MAL AU VENTRE ! J’AI MAL AU VENTRE ! MAMAAAAAN !
Billy l’interrompt, se jette dans ses jambes, se roule par terre. May, affolée, tente de le relever.
— MAAAAAAAALLLLL…
Il s’accroche à son cou – et me fait un clin d’œil. Je comprends. Merci, Billy boy. Merci, petit frère adoré.
Sans hésiter, je fonce vers l’accueil. La réceptionniste, une femme d’une quarantaine d’années arborant un piercing sur l’arcade sourcilière, lève la tête vers moi.
— Je m’appelle Ashlee, dis-je, haletante. Je suis la fille au sweat-shirt gris.
— Je m’en doutais, sourit-elle, désignant ma capuche de l’index.
Elle décroche le téléphone posé sur son bureau, enfonce une touche. 
—Hey Marvin, c’est Nora. C’est juste pour te dire qu’elle est là. Oui, juste devant moi… D’accord, ajoute-t-elle en reposant le combiné. Ashlee, reste ici, quelqu’un va venir.
Je hoche la tête, inquiète à l’idée de voir ma belle-mère débarquer. Mais un garçon longiligne vient me chercher avant qu’elle ne soit parvenue à se débarrasser de Billy. 
Dix minutes plus tard, je suis sur scène. Marvin, que j’ai rencontré brièvement, était prêt à me dispenser des sélections, mais je n’ai pas voulu. Parce que je le dois. Parce que mon père est dans la salle, et que c’est peut-être le seul moyen de lui rappeler ce qu’il a promis à maman sur ce lit d’hôpital trop grand, trop blanc : « Je prendrai soin d’Ashlee. »
Je m’avance, face au public. Je demeure un moment immobile. Dans la foule, je distingue le visage de mon père et celui de Tania, la coach de la chorale du lycée. Une porte s’ouvre, dans le fond. Deux silhouettes se faufilent dans la salle L’une d’elle est Billy. L’autre fait battre mon cœur si vite que j’en ai des étourdissements. Je cligne des yeux. J’inspire profondément et je commence à chanter.

Salut moi c’est Ashlee, je suis la fille au sweat-shirt gris
Corvées le matin, coups de pieds le midi, c’est ma vie,
Je vous raconte même pas le soir, couleur noir désespoir
Si je m’appelais Harry Potter, je dormirais dans un placard
J’avance les yeux baissés, pour ne pas me faire remarquer
Souvent j’ai la rage au cœur, pas le courage de hurler 
Dans ma prison y a une lumière, et c’est toi petit frère
Qui me donne la force de fracasser les barrières
Et de tout exploser… 

Quand ma chanson se termine, des applaudissements crépitent de toutes parts. Lentement, je rabats ma capuche et je découvre mon visage. Je salue, et je m’éclipse. En chemin, je croise une fille de la chorale, Tina. Elle bredouille de vagues félicitations avant de s’enfuir, chassée par June. Ma demi-sœur me toise, les yeux étincelants de haine.
Pour la première fois de ma vie, j’ose lui retourner son regard.
Puis je me détourne d’elle, tête haute, et je traverse les coulisses en fredonnant.  Je m’apprête à rejoindre les spectateurs, dans la salle quand une silhouette familière se détache des ombres et avance vers moi, tenant dans sa main un carnet. Dillon.
Mon cœur bat plus vite.
— Tu as oublié ça, l’autre jour.
Des papillons tourbillonnent dans mon ventre.
— Je te le rendrai à une condition, poursuit-il.
— Laquelle ? dis-je dans un souffle. 
— Que tu sois ma cavalière pour le bal du lycée.
Je hoche la tête, la gorge nouée, les jambes en coton. Alors, il se penche doucement vers moi et me donne mon premier baiser.  




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