X
Front
collé à la fenêtre, Billy observe tristement l’immeuble d’en face, avec ses
briques rouges semblables aux nôtres et son escalier métallique. Un chat blanc,
étendu de tout son long sur la plate-forme parallèle à notre étage, profite du
soleil.
—
J’avais tellement envie d’aller au zoo avec lui, me dit-il d’une voix qui
tremble un peu. Mais c’est toujours pareil. C’est toujours June qui passe en
premier.
Je
m’approche de lui, je le prends dans mes bras, le tiens un moment serré contre
moi.
—
J’ai un truc à te confier. Un truc super important. Je ne t’en ai pas parlé
avant, parce que j’avais la trouille. J’ai un secret…
—
T’es la fille au sweat-shirt gris, c’est ça ?
—
Oui.
—
T’aurais même pas eu besoin de me demander de jurer cracher. J’aurais rien dit
à personne. Et surtout pas à maman.
—
Je sais, Billy boy. J’aurais dû te faire confiance. Je suis désolée.
Il
hausse les épaules. Il essaie d’être brave, mais je sens bien qu’il est blessé.
Nous restons un moment, l’un contre l’autre, les yeux fixés de l’autre côté de
la rue.
—
Et Dillon ? me demande-t-il brusquement. C’est ton amoureux, ou pas ?
—
C’est compliqué. Au lycée, il ne m’adresse pas la parole. Mais je l’ai
rencontré au Pumpkin. Il m’a offert
un coca, on a pas mal discuté. Sauf que je suis restée planquée sous ma
capuche, alors il ne sait pas qui je suis.
Je
me rappelle soudain les événements d’hier. Mon départ précipité. Mon sac, avec
mes affaires et mon carnet. J’espère qu’il l’a récupéré. Même s’il lit mes
chansons, même s’il découvre mon identité, Dillon n’est pas du genre à
l’utiliser pour me faire du mal. Au pire, il se sentira trahi et me le rendra
sans un mot la prochaine fois qu’on se croisera. Ça me brisera le cœur, parce
que je suis amoureuse de lui, même si j’ai du mal à me l’avouer.
—
Ça te dirait de venir avec moi à la BSA et de m’écouter chanter, Billy
boy ? Tu serais mon-porte-bonheur…
Pas
le temps de reculer : Billy me saute au cou. Oubliées, mes
cachotteries ! Oubliée, la sortie manquée avec papa ! Les yeux
brillants de joie, il enfile à toute vitesse son pull Wolverine. De mon côté, je récupère ma dernière chanson et la
glisse dans la poche arrière de mon jean.
—
On y va ?
Je
soulève la fenêtre et l’aide à passer de l’autre côté. Nous dévalons l’escalier
jusqu’au premier étage. Je frappe à la vitre de LaDonna. Ma confidente, ma
vieille amie nous ouvre immédiatement. Billy saute dans ses bras. Je remarque
les cernes qui creusent ses yeux noirs, sa peau terne. Elle tente de camoufler
sa fatigue derrière un sourire, mais je vois bien qu’elle est à bout de forces.
J’ai peur de comprendre ce que signifient ses rendez-vous réguliers à
l’hôpital. J’ai peur qu’elle soit malade, comme maman.
—
Alors, qu’est-ce qui vous amène, tous les deux ? lance-t-elle, ignorant
mon expression bouleversée.
—
J’accompagne Ashlee à son concours ! répond mon petit frère, surexcité.
Elle va devenir célèbre et tout ! C’est génial, hein ?
—
C’est merveilleux, Billy ! Je suis très fier de ta grande sœur, tu
sais ?
Ma
marraine-fée le serre très fort contre son cœur, disparaît quelques minutes
dans la cuisine et revient avec sur un plateau trois verres de lait chocolaté
et des biscuits aux cacahuètes.
—
Comme ça, vous n’irez pas le ventre vide ! Ashlee, que vas-tu chanter cet
après-midi ? demande- -t-elle, déterminée à ne pas me laisser
l’opportunité de m’inquiéter.
—
J’hésite entre une de mes chansons et l’une de celles qu’on a répétées
ensemble. Tu en penses quoi ?
—
Tes textes sont excellents, Ashlee. Matures, intelligents, sincères. Ils les
ont adorés. Alors, pourquoi changer ?
—
Il n’y a pas de musique. Le ton reste le même…
—
Tu auras bien le temps d’interpréter des classiques quand tu seras à la
BSA !
Elle
a raison, j’imagine. Je termine ma boisson, me lève avec un coup d’œil vers
Billy. Agenouillé sur le tapis il caresse Kitty, et la chatte tigrée, renversée
sur le dos, ronronne avec délectation. LaDonna ôte le vieux médaillon doré qui
ne la quitte jamais, me le tend. Il renferme une mèche de cheveux crépus, une
minuscule fleur de coton et une image pieuse. Sa mère lui a transmis, et avant
elle, sa propre mère et la mère de celle-ci. Son histoire est aussi longue que celle des Noirs
américains. Bouleversée par ce présent, je le passe autour de mon cou, les yeux
brillants de larmes.
—
Et maintenant, montre-leur que tu es la digne fille de Keshia ! souffle-t-elle
en m’embrassant sur chaque joue.
Un
instant plus tard, Billy et moi sommes dehors, sous le soleil d’avril. Avec
lui, impossible de se rendre à pied à la BSA. Heureusement, il y a une station
de bus, pas loin. Celui-ci ralentit juste au moment où nous passons l’angle de
la rue. Main dans la main, nous courons en agitant les bras dans sa direction.
Nous
grimpons, essoufflés, sur la plate-forme. J’ai juste assez d’argent pour
acheter nos tickets. Les bâtiments
rouges et gris défilent sous nos yeux ; sur notre droite, les grilles
protégeant un terrain de sport où deux équipes jouent au basket ; plus
loin, trois ou quatre cafés, une librairie et l’enseigne du Pumpkin, citrouille rouillée qui se
balance doucement dans le vent.
Dix
minutes plus tard, nous arrivons près de la Brooklyn School Of Arts. En
descendant, je rabats ma capuche sur mon visage. Billy à mes côtés, je m’avance
vers l’imposante bâtisse. L’immeuble de la Brooklyn School of Arts est en
briques, à l’image du reste du quartier. Le nom de l’académie est inscrit en
lettres de métal, au-dessus du frontispice. Je m’arrête au pied des marches,
intimidée. Je rentre ma tête dans les épaules. Brusquement, je doute de mon
talent, de ma légitimité. Ma place est-elle vraiment ici ?
Sentant
mon désarroi, Billy tire de son pantalon une figurine de Batman et me la donne.
—
Tiens, Ashlee. C’est pour te porter bonheur.
Émue,
je le remercie et la glisse dans ma poche. Puis, main dans la main, nous nous
dirigeons vers l’accueil.
Une
poigne griffue me tire en arrière. Avec un rictus mauvais, May, arrache
brutalement ma capuche. Clouée par la peur, je sens mes jambes devenir de
plomb.
—
Je savais que c’était toi, petite teigne !
Tu croyais vraiment que je n’avais pas deviné qui se cachait sous ce
sweat informe ? Tu espérais quoi ? grince-t-elle, me secouant comme un
prunier. Faire tes petits coups en douce, c’est ça ? Évincer June ?
Je ne te laisserai pas…
— J’AI MAL AU VENTRE ! J’AI MAL AU VENTRE !
MAMAAAAAN !
Billy
l’interrompt, se jette dans ses jambes, se roule par terre. May, affolée, tente
de le relever.
—
MAAAAAAAALLLLL…
Il
s’accroche à son cou – et me fait un clin d’œil. Je comprends. Merci, Billy boy.
Merci, petit frère adoré.
Sans
hésiter, je fonce vers l’accueil. La réceptionniste, une femme d’une
quarantaine d’années arborant un piercing sur l’arcade sourcilière, lève la
tête vers moi.
—
Je m’appelle Ashlee, dis-je, haletante. Je suis la fille au sweat-shirt gris.
—
Je m’en doutais, sourit-elle, désignant ma capuche de l’index.
Elle
décroche le téléphone posé sur son bureau, enfonce une touche.
—Hey
Marvin, c’est Nora. C’est juste pour te dire qu’elle est là. Oui, juste devant moi… D’accord, ajoute-t-elle en
reposant le combiné. Ashlee, reste ici, quelqu’un va venir.
Je
hoche la tête, inquiète à l’idée de voir ma belle-mère débarquer. Mais un
garçon longiligne vient me chercher avant qu’elle ne soit parvenue à se
débarrasser de Billy.
Dix
minutes plus tard, je suis sur scène. Marvin, que j’ai rencontré brièvement,
était prêt à me dispenser des sélections, mais je n’ai pas voulu. Parce que je
le dois. Parce que mon père est dans la salle, et que c’est peut-être le seul
moyen de lui rappeler ce qu’il a promis à maman sur ce lit d’hôpital trop
grand, trop blanc : « Je prendrai soin d’Ashlee. »
Je
m’avance, face au public. Je demeure un moment immobile. Dans la foule, je
distingue le visage de mon père et celui de Tania, la coach de la chorale du
lycée. Une porte s’ouvre, dans le fond. Deux silhouettes se faufilent dans la
salle L’une d’elle est Billy. L’autre fait battre mon cœur si vite que j’en ai
des étourdissements. Je cligne des yeux. J’inspire profondément et je commence
à chanter.
Salut moi c’est Ashlee,
je suis la fille au sweat-shirt gris
Corvées le matin, coups
de pieds le midi, c’est ma vie,
Je vous raconte même pas
le soir, couleur noir désespoir
Si je m’appelais Harry
Potter, je dormirais dans un placard
J’avance les yeux
baissés, pour ne pas me faire remarquer
Souvent j’ai la rage au
cœur, pas le courage de hurler
Dans ma prison y a une
lumière, et c’est toi petit frère
Qui me donne la force de
fracasser les barrières
Et de tout exploser…
Quand
ma chanson se termine, des applaudissements crépitent de toutes parts.
Lentement, je rabats ma capuche et je découvre mon visage. Je salue, et je
m’éclipse. En chemin, je croise une fille de la chorale, Tina. Elle bredouille
de vagues félicitations avant de s’enfuir, chassée par June. Ma demi-sœur me
toise, les yeux étincelants de haine.
Pour
la première fois de ma vie, j’ose lui retourner son regard.
Puis
je me détourne d’elle, tête haute, et je traverse les coulisses en
fredonnant. Je m’apprête à rejoindre les
spectateurs, dans la salle quand une silhouette familière se détache des ombres
et avance vers moi, tenant dans sa main un carnet. Dillon.
Mon
cœur bat plus vite.
—
Tu as oublié ça, l’autre jour.
Des
papillons tourbillonnent dans mon ventre.
—
Je te le rendrai à une condition, poursuit-il.
—
Laquelle ? dis-je dans un souffle.
—
Que tu sois ma cavalière pour le bal du lycée.
Je
hoche la tête, la gorge nouée, les jambes en coton. Alors, il se penche
doucement vers moi et me donne mon premier baiser.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire